Les histoires de cœur sont-elles toutes vouées à l’échec ? C’est en tout cas la vision fort pessimiste que défend Joël Pommerat dans sa pièce kaléidoscopique, l’une des plus connues. S’emparant des vingt instants de vie qui la composent et qui explorent avec réalisme les rapports amoureux autant qu’amicaux, Jacques Vincey et les comédiens singapouriens du Theatreworks donnent une densité tant universelle que singulière au désamour qui unit les êtres.
Que veut dire aimer ? Y-a-t-il des règles, des codes à suivre ? Comment savoir si c’est ce que l’on ressent pour l’autre ? A ces questions, Joël Pommerat répond par une pièce détonante, déroutante qui enchante et dont chaque réplique se savoure avec un plaisir des plus délectables. Pour le dramaturge français, l’amour, le vrai, n’existe pas. Seule son absence est palpable. Ainsi, en une succession de vingt instants de vie, de vingt saynètes réunissant amants d’un soir ou de toujours, amis, membres d’une même famille, couples mariés ou illégitimes, il esquisse le portrait lucide, acide et touchant d’une humanité désœuvrée en quête de tendresse et d’un.e autre qui saura apaiser leurs angoisses, leurs doutes, comblera le vide qui règne dans leur cœur.
Depuis sa création en 2013, cette œuvre phare de Pommerat, qui n’a de géopolitique que le nom et qui se jouera dans sa version originelle en février prochain au théâtre Nanterre-Amandiers, fait le tour du monde et captive chacun par sa force brute, son écriture ciselée, vive, simple. Conscient de sa puissance, de son universalité, Jacques Vincey, directeur du Centre dramatique national de Tours, s’en saisit avec une infinie délicatesse et confie aux comédiens singapouriens du Theatreworks la tâche de donner vie à ses vingt tranches de vie, dont certaines font écho aux vécus des spectateurs.
Comme emprisonnés par un immense échafaudage dans lequel se cache Alexandre Meyer, musicien qui joue en direct, les neufs acteurs, cinq femmes et quatre hommes, tous présents au plateau, attendent leur tour pour monter à deux ou en groupe, sur une scène surélevée, sorte de ring bleu électrique où tous les coups sont permis, où chacun peut vider son sac, dire à l’autre, aux autres ce qu’il a au fond du cœur, son besoin vital d’amour, ou son incapacité à en donner, son envie toute simple d’autre chose. À chaque passe d’armes, comme pour se libérer du personnage qui les habite, chacun des protagonistes se débarrasse comme d’une seconde peau des vêtements qu’il porte et ainsi pouvoir avec aisance et virtuosité se fondre dans celle du rôle suivant.
Prenant à bras-le-corps ces histoires sentimentales qui, en creux révèlent l’impossibilité d’aimer, Jacques Vincey fait vibrer magistralement le texte de Pommerat et dévoile au-delà de ces petits drames du quotidien, sa puissance comique, drolatique. Un beau moment de théâtralité que souligne le jeu sensible, authentique des membres de la troupe du Theatrework.
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La réunification des deux Corées de Joël Pommerat (Editions Acte Sud)
Spectacle en anglais surtitré en français
MC93
9 boulevard Lénine
93000 Bobigny
Jusqu’au 1er décembre 2018
Durée 2h00
Mise en scène de Jacques Vincey
Avec Cynthia Lee MacQuarrie, Ebi Shankara, Janice Koh, Karen Tan, Pavan J Singh, Tan Shou Chen, Timothy Nga, Umi Kalthum Ismail, Zelda Tatiana Ng et le musicien Alexandre Meyer
Traduction et collaboration artistique : Marc Goldberg
Scénographie de Dennis Cheok (UPSTAIRS_)
Lumières de Marie-Christine Soma
Musique et son de Bani Haykal
Costumes d’Afton Chen (Reckless Ericka)
Vidéo de Brian Gothong Tan
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage