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Mémoire de fille ou la fin âpre et impudique de l’innocence

A la Comédie de Béthune, Cécile Backès donne vie aux maux d'Annie Ernaux.

Plongeant une nouvelle fois dans les souvenirs de jeune fille pas si rangée que cela d’Annie Ernaux, Cécile Backès propose d’appréhender l’écriture ciselée, crue, limpide de l’autrice, en donnant vie à la rencontre frontale entre la jeune adulte qu’elle était et la femme qu’elle est devenue après sa confrontation clinique avec la sexualité. Un moment de théâtre rugueux, charnel terriblement sensible.

Femme aux vies multiples, au passé chargé, Annie Ernaux reste hantée par les nombreux fantômes qui jalonnent sa vie. De sa sœur disparue avant qu’elle naisse, qu’elle aborde dans L’autre fille, que Cécile Backès a adapté l’an passé et qui est monté aux Déchargeurs actuellement, à l’enfant avorté qu’elle évoque dans L’évènement, l’autrice se libère un à un de ses démons en couchant sur le papier ses maux de l’âme qui la tourmentent tant. Dans un recoin de sa mémoire, errait depuis longtemps une jeune femme de 18 ans, qu’elle avait mis de côté ne sachant comment conter son histoire, comment l’inscrire dans sa vie d’adulte. Trente ans que la fille de la colonie de 58 comme elle la nomme, ronge son frein attend de reprendre vie, d’être délivrée de cette mise à distance.

Mémoire de fille_Bethune_IMG_2702R_© Thomas Faverjon_@loeildoliv

Chaperonnée par une mère aigrie, l’adolescente trop sage ne rêve que d’une chose, jetée sa vertu aux orties, ne plus être cette jeune fille sous cloche cultivée, brillante en décalage total avec les autres, salir cette image de sainte-nitouche qu’elle ne supporte plus. L’été de l’année 1958, Annie vole enfin de ses propres ailes. Monitrice d’une colonie dans l’Orne, elle se confronte enfin au monde, à ses congénères.

Première soirée, un peu à part, sous l’effet de l’alcool, enivrée par ses transgressions, ses audaces, elle offre son corps virginal, intact à W., le beau gosse de service, le chef de camp. De cet instant, de ce premier acte sexué autant que mécanique, de cette première souillure, elle garde le besoin avide, nécessaire de partager sa couche, de se coller à un autre masculin. Devenue « la putain sur les bords », celle qui passe de lit en lit sans émotion aucune, elle met dans la distance entre son corps et son âme, l’un est sali l’autre est toujours vierge. Tout passe sur elle, les insultes, la violence subie, les regards haineux, l’indifférence de l’être aimé, l’abandon. Arrive la vraie, l’unique nuit avec l’être aimé, désiré, elle sera aussi la dernière de W. à la colonie. Cet évènement marque la femme en devenir et a des conséquences sur sa vie, sur ses choix.

Avec impudeur et crudité, Annie Ernaux parle de ses fêlures, de ses blessures de femme. Les mots sont simples mais sonnent terriblement justes. Ils nous troublent, nous secouent, nous entraînent dans son intimité avec naturel sans voyeurisme. Sa plume attrape le spectateur, le saisit. Objet de désir bafoué, vierge souillée mais toujours pure, femme adulte incapable de regarder en face le souvenir de cette fille de la colonie de 58 de « son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari », elle se livre sans fard et dans un va-et-vient douloureux, salutaire, entre celle qu’elle a été et celle qu’elle est maintenant, elle questionne ses émotions, ses ressentis, son existence abîmée.

Avec beaucoup de sensibilité, de finesse voire de poésie, Cécile Backès s’empare de cette confession tardive, de ce dialogue entre réminiscences prégnantes d’un temps révolu et états d’âme présent. Elle donne vie à cette pluralité qu’un chant choral ouvre et conclu, à ces femmes, certaines jeunes, d’autres plus âgées, qui cohabitent dans le même corps. Grâce à la mise en scène savante, ingénieuse, de Raymond Sarti, où une boîte noire qui envahit le centre du plateau, sert à la fois de défouloir aux pensées de la jeune fille, et de carcan à la femme en devenir pour enfermer cette fille de l’été 58, la metteuse en scène donne une profondeur bouleversante, vibrante au texte d’Annie Ernaux et en révèle toute l’intensité brûlante, toute la cruelle vérité.

Mémoire de fille_Bethune_IMG_2489R_© Thomas Faverjon_@loeildoliv

Portée par un quintet habité de comédiens, menée tambour battant par la troublante Judith Henry, Cette Mémoire de fille prend aux tripes, secoue et hypnotise. Une vie de femme dans toute sa complexité, dans toutes ses nuances, qui longtemps questionne, interroge les zones d’ombre, les meurtrissures d’enfant qui nous ont fait grandir.

Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Bethune


Mémoire de fille d’Annie Ernaux (Editions Gallimard)
Comédie de Béthune – CDN
Le Palace
118 Rue du 11 Novembre
62400 Béthune
Jusqu’au 17 novembre 2018
Durée 2h05 environ

Théâtre de Sartrouville – Yvelines – CDN
Place Jacques Brel
78500 Sartrouville
Le 4 et 5 décembre 2018

version scénique Cécile Backès &Margaux Eskenazi
mise en scène de Cécile Backès assistée de Morgane Lory
avec Pauline Belle, Jules Churin, Judith Henry, Simon Pineau & Adeline Vesse
scénographie de Raymond Sarti
dramaturgie de Guillaume Clayssen
mouvement de Marie Laure Caradec & Aurélie Mouilhade
lumière de Christian Dubet
costumes de Camille Pénager
stage costumes : Déborah Brian
maquillage, coiffure de Catherine Nicolas
accessoires : Cerise Guyon
vidéo de Quentin Vigier
musique de Joachim Latarjet
son de Tom Ménigault
régie générale : Hugo Hamman
régie plateau : Valentin Dabbadie
régie son : Julien Lamorille
régie vidéo : Virginie Premer
construction : Walter Gonzales – Atelier Triline, Jean-Claude Czarnecka

Crédit photo © Thomas Faverjon

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