Gestes convulsifs, mouvements choraux, les 18 danseurs de la Batsheva Dance Company répètent à l’envi les lignes chorégraphiques ciselées par Ohad Naharin. Offrant leur corps entier à la fine et vive partition qui se joue des tempos, des musiques, ils invitent à un ballet surprenant, énergique, entre conflit et dialogue. Du hip hop aux chants grégoriens, Venezuela est un voyage des sens captivant autant qu’hypnotique, une danse d’espérance tout simplement.
Dans un espace gris, vide, les premières notes d’un chant sacré résonnent. L’instant est mystique, suspendu. Huit silhouettes immobiles, vêtues de noir, font dos à la salle. Lentement, elles entament une marche vers le fond de la scène. Leurs pas glissent sur le sol. L’une d’elles s’arrête, se contorsionne. Puis un peu plus loin, une autre fait de même. Alors que rien ne semble pouvoir perturber cette singulière procession, d’un coup, tout s’accélère. L’un après l’autre, des corps s’agitent, bondissent en tout sens, rapidement rejoints par le reste de la troupe. Commence alors un surprenant ballet, une étrange course contre le temps qui file. En avant, en arrière, tel des cabris, portés par les notes enivrantes de quelques liturgiques musiques, les danseurs se croisent, se frôlent sans jamais s’effleurer, se toucher. Peu à peu, cette transcendantale frénésie perd de sa fougue de sa virulence. Si certains disparaissent dans les coulisses, d’autres s’arrêtent en ligne droite face au public. C’est un autre tableau qui commence.
Fini les chœurs grégoriens place au hip hop. Et ainsi de suite, au gré des styles musicaux, les gestes deviennent plus convulsifs, plus hiératiques, les mouvements plus saccadés, plus instinctifs. Comment ne pas reconnaître dans ces lignes chorégraphiques spécifiques, dans cette grammaire si particulière, l’œuvre d’Ohad Naharin, que l’on peut aussi découvrir à l’Opéra Garnier actuellement. Dans chaque déplacement, chaque impulsion des corps, la méthode Gaga imprime sa marque. Totalement investis, les danseurs libres autant que contraints, laisser aller leur corps s’adonner au plaisir de l’effort. L’un ne va pas s’en l’autre quand on apprend à écouter son corps, à laisser la danse envahir sa chair, ses muscles, ses os.
Sculptant les enchaînements, poussant ses interprètes à donner le meilleur d’eux-mêmes, Ohad Naharin signe avec Venezuela, sa dernière création, qui se joue pour la première fois en France à Chaillot, dans le cadre de la saison France Israël, un ballet qui s’amuse des répétitions, des rebours, des échos. Ainsi, il divise en deux le temps et offre coup sur coup deux pièces chorégraphiques similaires, quasi-identiques. Si les mouvements, les successions de pas sont les mêmes, musiques et danseurs changent. Étonnement, et c’est tout le sel de ce spectacle, tout paraît à la fois familier et différent. Comme si la même chose faite ou dite par l’un, n’avait plus véritablement le même sens fait ou dit par un autre. Comme si une communion d’idées était possible malgré quelques variations, altérations, sans que pour autant, il y est un accord parfait.
S’appuyant sur la partition hétéroclite de Maxim Waratt – pseudo derrière lequel se cache Ohad Naharin – allant du rock de Rage Against the Machine au rap de Notorious B.I.G. aux compositions liturgique d’Hildegard de Bingen, le chorégraphe israélien invite à un voyage vibrant au cœur de l’humain. Passant d’une danse survoltée à une ronde macabre, d’une posture rageuse à un recueillement des âmes, il sème le trouble, brouille les pistes. C’est l’humanité toute entière qui est convoquée sur scène afin de dire l’histoire, de relier les êtres que ce soit dans la joie, la peine, le désespoir, ou encore la fraternité. Tour à tour sensuels ou zombiesques, les mouvements hypnotisent, captivent les regards d’un auditoire conquis.
Une nouvelle fois, les danseurs de la Batsheva Dance Company confirment leur indéniable virtuosité, l’extraordinaire plasticité de leur corps. Rappelant par leur fougue nerveuse la fureur des temps, ils se laissent adoucir quand les tempos de la musique ralentissent. Poussés par l’écriture vive d’Ohad Naharin, ils transmettent avec enthousiasme et générosité son message politique et vibrant. Brillant !
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Venezuela d’Ohad Naharin
Théâtre national de danse de Chaillot
1 Place du Trocadéro
75016 Paris
jusqu’au 21 Octobre 2018
durée 1h20
Chorégraphie d’Ohad Naharin assité d’Omri Mishael et d’Ariel Cohen
Avec 18 danseurs
Lumières d’Avi Yona Bueno (Bambi)
Musique de Maxim Waratt
Costumes d’Eri Nakamura assisté d’Ariel Cohen
Maître de ballet : Natalia Petrova
Accessoires : Roni Azgad
Production Batsheva Dance Company
Coproduction Chaillot – Théâtre National De La Danse / Hellerau – European Center For The Arts
Avec Le Soutien du comité des mécènes de la saison France-Israël 2018 : Fondation du Judaïsme Français, Lvmh, Orange, Aéroports de la Côte D’azur, Danone, Compagnie Financière Du Lion, Havas Et Infravia Capital Partners
Crédit photos © ASCAF