Corps androgyne, magnétique, Sorour Darabi questionne dans son art autant le genre, la culture que la religion. Affichant sans complexe sa transidentité, il.elle refuse pour autant la binarité homme-femme. Au fil de ses créations, dont la dernière est présentée au festival Montpellier-Danse, il.elle se construit un corps multiple, une œuvre qui se nourrit de ses expériences de vie au quotidien.
Cheveux noirs, coupés courts, silhouette gracile, Sorour Darabi arrive d’un pas décidé dans le café où nous avons rendez-vous au pied du centre Pompidou. Son regard sombre, interrogateur scrute la terrasse. Un magnifique sourire éclaire son visage dès qu’il.elle s’approche de la table où je me suis installé. Les premiers mots, joliment teintés d’un accent moyen-oriental, sont balbutiants, timides. La confiance n’est pas acquise, elle doit se gagner. Après quelques banalités sur le temps légèrement frais en ce début juin, on entre dans le vif du sujet.
L’Iran comme patrie
À deux pas de la citadelle de Karim Kahn et du mausolée de Hafez, au cœur de l’antique cité de Chiraz, renommée pour son riche passé artistique et littéraire, Sorour Darabi a vu le jour, il y a un peu plus de 27 ans. Passionné.e de sciences mathématiques, Il.elle suit un parcours scolaire des plus classiques. « À 17 ans, se souvient-il.elle, tout a basculé. Une de mes amies jouait du Violon. N’étant pas d’une famille de musiciens, je découvrais pour la première fois les singulières et envoûtantes sonorités de cet instrument. J’ai été touché.e. Cela faisait vibrer quelque chose en moi. J’ai rapidement eu envie d’essayer. Et c’est par ce biais, qu’un an plus tard, je faisais la connaissance de Mohamad Abbasi. Cette rencontre a littéralement changé ma vie y faisant entrer la danse, une manière d’exprimer mes émotions à travers les mouvements du corps. » Après avoir étudié deux ans durant au Centre national de Danse contemporaine (CNDC) d’Angers de 2008 à 2010, le chorégraphe iranien, tout juste rentré au pays, anime des stages permettant de s’initier aux différentes techniques qu’il a apprises en France et rêve de créer un festival local qui permettrait de (re)valoriser la danse. « C’était passionnant, explique Sorour Darabi. Mohamad a une manière bien à lui d’enseigner, qui m’a tout de suite plu. J’avais 18 ans, je devais décider de mon avenir, choisir entre un cursus académique ou expérimental. En discutant avec d’autres élèves, qui étaient au fil des jours devenus des amis, j’ai rapidement compris que je voulais emprunter cette voie artistique, de m’y épanouir, de révéler tout ce que j’avais au fond de moi au gré de mes rencontres, des mes expériences. » Le petit groupe s’organise autour du charismatique Mohamad Abbasi. De toutes ses émulations, naît en 2010 à Téhéran le collectif underground ICCD (The Invisible Center of Contemporary Dance) qui initie dans la foulée la première édition du festival d’été Untimely. Sorour Darabi en sera un.e membre actif.ve, même s’il.elle reste vivre à Chiraz. « C’était très compliqué à cette époque, raconte-t-il.elle. Et ça l’est toujours. En Iran, toutes les formes d’art sont soumises à la censure. On ne peut pas faire n’importe quoi dans l’espace public. Il faut des autorisations spécifiques pour produire un spectacle. Un comité se réunit pour avaliser le projet et garantir que le processus créatif ne va pas à l’encontre de certains principes. Les relations entre la danse et l’autorité iranienne sont extrêmes complexes. Et d’une année à l’autre, les règles différent. C’est donc très compliqué de monter un ballet, des pièces chorégraphiques dans ces conditions. » Depuis sa création, il y a 7 ans, le festival Untimely a évolué. Bien ancré dans le paysage culturel iranien, sa notoriété internationale lui a permis d’ouvrir ses portes à un public certes averti, mais plus diversifié, dépassant le cercle des proches.
Un processus créatif intime et introspectif
Transporté.e par cet art, Sorour Darabi se libère, se livre sans filtre laissant son corps s’exprimer. Autodidacte, il.elle apprend au fil des rencontres, des répétitions, des entraînements. « La danse contemporaine, explique-til.elle, me fascine. Elle permet de dire des choses qu’il serait difficile de dire par des mots. C’est du théâtre extrêmement physique. Ce sont nos bras, nos jambes, notre torse qui prennent la parole. Ce fut un vrai choix de travailler caché.e, de n’être vu.e que par un petit nombre. Je ne voulais pas de contraintes. J’avais besoin de suivre ma propre voie, mon propre processus créatif au-delà des normes ou d’un consensus établi par d’autres. C’était important d’accepter cet état de fait, d’être un artiste underground et de pouvoir faire ce qu’il me plaît. Si j’avais dû me brider, cela aurait changé en profondeur ma façon de travailler, je n’aurais peut-être pas abordé les concepts sociétaux et culturels, qu’ils m’intéressent de questionner. » Grâce à Mohamad Abbasi, le.la jeune danseur.euse a entendu parler de la double formation du CNDC d’Angers qui permet de suivre leur cursus ainsi que des cours à la faculté. « J’étais en train de réfléchir à mon avenir, raconte Sorour Darabi. Du coup, cela m’a intéressé, mais quitter l’Iran, où tout pays du Moyen-Orient, obtenir un visa pour l’Europe, même touristique, c’est compliqué. Il faut se préparer en amont, mettre de l’argent de côté, car le coût de la vie est très différent. J’ai mis deux ans pour pouvoir enfin tenter ma chance en France. Malheureusement, c’était en 2012, l’année où Emmanuelle Huynh a été remplacée à la tête de l’institution. La formation, qui m’intéressait, a été supprimée. J’étais très déçu.e. »
En route pour Montpellier
Malgré cette première désillusion, le.la danseur.euse refuse de baisser les bras. D’autant que cela fait 4 ans qu’il.elle travaille en Underground et qu’il n’y avait que peu de possibilités de continuer ainsi. « J’étais en recherche d’échanges avec d’autres artistes, se souvient-il.elle. J’avais besoin pour enrichir ma pratique, de participer à de nouveaux stages, d’avoir un regard neuf pour pouvoir évoluer. C’est à ce moment qu’un ami, Ali Moini, m’a parlé.e du Master exerce du centre chorégraphique national de Montpellier/Occitanie, dont le modèle est assez proche de ce que je souhaitais suivre à Angers. Après avoir discuté avec des étudiants qui avaient déjà suivi ce cursus, j’ai décidé de passer l’audition à Paris. » C’était en janvier 2013 devant Mathilde Monnier. Tout, c’est bien passé. Après avoir obtenu une bourse, Sorour Darabi s’envole pour le sud de la France. « Je me suis rapidement acclimaté.e à la vie au bord de la méditerranée, se souvient-il.elle. La formation correspondait à mon attente. Rapidement, j’ai su que je ne rentrerais pas en Iran, même lorsque je serais diplômé.e. Je ne pourrais plus y travailler, m’y épanouir. »
Entre deux mondes, entre deux genres
Élevé.e dans la culture chiite, le.la jeune danseur.euse s’adapte très bien au mode de vie européen. Il.elle peut y vivre son identité trans. Pourtant, ce n’est pas si simple. « J’ai des relations très complexes, avoue-t-il.elle, que ce soit avec mon pays d’origine qu’avec celui qui m’a accueilli.e. Je ne veux pas qu’on me range dans le cliché d’artistes en exil. S’il est évidement que je ne pourrais pas être ce que je suis maintenant en Iran, ce n’est pas si simple ici, pas si idyllique, pas aussi bienveillant. Je me sens véritable écrasé.e entre les deux systèmes. » Le regard d’autrui, la différence reste encore très compliqués à subir en France aujourd’hui. De cette difficulté, de ce combat quotidien pour vivre comme il.elle l’entend, Sorour Darabi se sert pour nourrir son travail. « On ne peut créer véritablement, s’enflamme-t-il.elle, qu’en donnant un peu de soi. Le processus inventif puise dans notre vie, nos sentiments, nos émotions. Nos questionnements sur le monde viennent alimenter notre art. Bien évidemment, il ne faut pas refermer sur soi, il faut transformer l’intime en quelque chose de plus vaste, qui parle à d’autres personnes, qui résonne en eux, qui vient ouvrir leur conscience, enrichir leur réflexion. Il est évidement que, ce que je vis dans mon quotidien influence considérablement mon ouvrage, modifie mon approche de tel ou tel sujet, me donne envie de creuser tel ou tel aspect de la société. J’essaie de transformer la violence du monde, les agressions que je peux subir, ou y voir en quelque chose de sensuel. »
La transidentité, un sujet en vogue
Alors qu’Olivier Py a clairement mis la question du genre au cœur des pièces qui sont programmées à Avignon, le festival de Montpellier Danse a décidé de mettre à trois artistes trans à l’honneur. « Si je pense qu’il est très important que l’art s’empare de ce type de sujet pour faire évoluer les mentalités, explique-t-il.elle légèrement remonté.e, je suis très vigilant.e à ce que l’on me propose. Entendre ou voir des personnes cisgenres prendre la place de personnes trans, cela me pose un vrai problème de fond. C’est trop intellectualisé, ça manque de vécu. Je n’arrive pas à m’y intéresser, être touché.e. il y a un truc, infime souvent, qui ne fonctionne pas. Par ailleurs, je reste persuadé.e que le théâtre, la danse restent des arts à part qui n’atteignent qu’un public finalement restreint. En tout cas, les pièces que je monte, je l’ai vu avec Farci.e, ma précédente création, n’intéressent qu’une minorité de personnes. Malgré la nécessité de partager un art, un propos, il est difficile d’atteindre un auditoire plus mixe, plus large. »
Le corps comme outil de travail
Puisant dans ses expériences, dans sa vie de tous les jours, Sorour Darabi exhibe son corps, s’en sert comme principale matière première pour exprimer ses émotions, ses ressentis, ses pensées. « Je suis en train de le construire, de le créer, explique-t-il.elle, tout comme mon art. Il est en transition en transformation. Il fait partie de moi. Je le sculpte, le modèle. Il est mon projet capital, mon sujet de prédilection. J’essaie de le comprendre tout comme je questionne mon genre autant par rapport à moi que par rapport aux autres. Je suis un.e artiste trans, mais non-binaire. Je cherche dans mes créations qui je suis. C’est pour cela, je crois, que je privilégie les solos. J’ai encore besoin de faire un travail introspectif. J’estime être trop jeune pas suffisamment expérimenté.e pour entamer un dialogue avec un partenaire. Je ne me sens pas prête. » Interprète autant que chorégraphe, Sorour Darabi participe à des projets plus vastes, qu’il.elle choisit avec un soin particulier, cherchant toujours à comprendre quel rôle on veut lui faire jouer et pour quelles raisons. Il.elle sera à l’affiche de la pièce de groupe de François Lewyllie qui sera présentée à Berlin en juillet.
Savušun, une pièce sur le deuil
Ayant des liens tout particuliers avec le centre national chorégraphie de Montpellier, ainsi qu’avec le festival Montpellier-Danse, Sorour Darabi a eu à plusieurs reprises l’occasion de faire part de son désir d’écrire un solo qui questionnerait les émotions qui traversent un être humain suite à la perte d’un proche. S’appuyant sur les rituels de deuil de la religion chiite qui ont marqué son enfance, et notamment le Savušun, cérémonie préislamique qui fut initiée à la mort du prince perse Sivash avant d’être suivie plus couramment, le.la jeune chorégraphe iranien.ne cherche à comprendre les sentiments, les ressentis, les sensations qui s’emparent de chacun d’entre nous face au décès d’un proche. Entre colère, larmes, abattement, soulagement, il.elle cherche à représenter ce que le chagrin, la tristesse représentent pour nous à travers et au-delà la religion. « Il est clair que mon identité chiite, explique-t-il.elle, a impacté sur ce choix de thématique, sur la manière dont je l’ai abordée. Mais, je suis persuadé.e que je l’aurais traité différemment si j’étais encore en Iran. Ici, je fais partie d’une minorité dans un pays où la montée de l’islamophie est palpable, là-bas, ma culture, la branche de l’islam a laquelle j’appartiens est majoritaire. Je pouvais donc me permettre d’être plus radical.e, car je n’avais pas à lutter contre le racisme. En France, je dois intégrer cette donnée à mon travail. Je dois me positionner par rapport à cela. Je dois réfléchir à ce que je veux dire. J’ai des responsabilités vis-à-vis d’autrui, je dois jauger de l’endroit où je mets le curseur pour que mon propos soit entendu. C’est pour cela que je fais appel à Pauline Le Boulba pour m’aider à construire la dramaturgie de mon spectacle et aux regards extérieurs de Céline Cartillier et Mathieu Bouvier. » Après le festival Montpellier-Danse, où la pièce a été créée le 2 juin, Savusun a été présenté le 26 et 27 juin au Centre national de la danse de Pantin dans le cadre du Festival Camping, puis sera l’un des spectacle à voir du Zürcher Theater Spektakel, à Zürich, le 31 août, le 1er et le 2 septembre 2018. Autant de lieux pour rencontrer et découvrir l’art singulier, riche de cet artiste hors-norme et hors pair dont la présence hypnotique, la vitalité, la double culture fait de lui.d’elle un chorégraphe fascinant, captivant.
Propos recueillis par Olivier Fregaville-Gratian d’Amore
Crédit de la photo de portrait © Tirdad Hashemi
Crédit autres photos © Montpellier Danse 2018