Ça circule à tout-va entre la scène et la salle. En permettant au public d’investir le plateau, Ivo van Hove propose une expérience immersive au cœur du pouvoir, de ses sombres complots, de ses noires coulisses. En réunissant en un spectacle fleuve, façon soap opéra tragique, trois pièces de Shakespeare, il montre à quel point l’histoire sans cesse se répète. Brillant !
Tout commence dans un immense fracas, mettant fin d’un coup aux conversations, réveillant les spectateurs groggy par la chaleur. Lumières stroboscopiques, tambourinades tonnantes jouées en direct, la guerre fait rage entre les Romains conquérants et les Volsques à bout de souffle, résignés dans la défaite imminente. Auréolé de gloire, Caius Marcius Coriolanus (impressionnant Gijs Scholten Van Aschat) entre à Rome sous les clameurs d’un peuple en liesse et d’un sénat reconnaissant. Très vite, sa morgue, son refus des honneurs, lui attire les foudres des tribuns de la plèbe, populistes arrogants et fielleux qui manipulent l’opinion à coup de « fake news ». Rejeté par les siens, empli d’une haine dévorante, s’alliant avec ses ennemis d’hier, le héros d’hier se retourne contre sa patrie ce qui l’amène au bord du précipice. La colère, l’emportera-t-elle sur l’amour de sa femme, de sa mère venues le supplier d’épargner l’antique cité ?
Sans autre effet, sans intermède, c’est autour du grand César (imperturbable Hugo Koolschijn) de faire son entrée, d’investir les lieux. Illustre, glorieux, guerrier triomphant, l’honnête tribun fait de l’ombre à tout les autres sénateurs, les corrompus, les vils, les lâches. La jalousie, l’ego, l’emportant sur le bien commun, son assassinat est décidé, dans l’ombre par son propre fils adoptif, Brutus (troublant Eelco Smits), dindon d’une farce politique qui l’obligera à renier ses principes moraux, à écorner par des mensonges l’aura du grand homme. Il faudra l’amitié indéfectible du fêtard Marc-Antoine (époustouflant Hans Kesting) pour venger et réhabiliter le héros déchu.
La guerre éclate entre les héritiers présomptifs de César, ses défenseurs et ses détracteurs. Elle sera sanglante. La lutte pour le pouvoir entre le sage Octave (impeccable et implacable Maria Kraakman) et le tonitruant Marc-Antoine est violente, faite de compromissions, de manipulations et d’intox. Elle ne laissera personne indemne. L’un utilise les faiblesses de l’autre, son amour fou et passionnel pour la belle et ambitieuse Cléopâtre (éblouissante et barrée Chris Nietvelt), pour le détruire, l’anéantir, le pousser à une fin sans autre issue que la mort.
S’emparant des trois pièces romaines de Shakespeare, Ivo van Hove invite à une tragédie autant antique que contemporaine. S’appuyant sur les technologies modernes de communication, il réecrit l’histoire de l’antique cité à l’aune de l’actualité. Ancêtres lointains de nos politiques d’aujourd’hui, les César, les Marc-Antoine, les Coriolan et autres tribuns utilisaient déjà les mêmes ruses, les mêmes artifices pour arriver à leur fin, dominer la plèbe, l’asservir. À choisir entre le bien-être de tous et leurs privilèges, il n’y a malheureusement pas photo. Défendant bec et ongles jusqu’à la mort, jusqu’au sang s’il le faut, la moindre parcelle de pouvoir, ils se livrent une bataille sans merci.
Voyant dans les textes du dramaturge anglais, brillant observateur, scrutateur des mœurs de son temps, des intrigues de cour, un reflet singulier et tragique, de nos sociétés contemporaines fascinées par les ors de la gouvernance, par cette quête folle vers les plus hautes marches de l’Etat, le metteur en scène néerlandais imagine une mise en abîme délirante et hyperréaliste des drames qui ont émaillé la République antique de Rome dans l’univers hyper-connecté d’aujourd’hui. Là, où il est plus important pour un spectateur de faire un selfie avec un des comédiens imperturbables de la Toneelgroep Amsterdam, que de suivre l’intrigue, là, où buvant, mangeant, textotant, on suit les amours de Cléopâtre et de Marc-Antoine comme on regarderait n’importe quelle série télévisée américaine, Ivo van Hove révèle par cette expérience immersive l’état pitoyable du monde, pris au piège d’une virtualité omniprésente que ce soit par les chaînes d’info en continu ou par son smartphone.
Mettant en exergue mondialisation des échanges, centralisation des pouvoirs, opposant ambition et passion, entraînant dans une mécanique folle, un rythme effréné, sa troupe de comédiens, tous excellents dans les différents rôles qu’ils interprètent, Ivo van Hove ensorcèle l’auditoire 6 heures durant avec une saga humaine, faite de chair et de sueur, de cœur et de corps, une pièce fleuve terriblement cruelle, douloureusement passionnante.
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Tragédies romaines d’Ivo van Hove d’après les pièces Coriolan, Jules César et Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare
Théâtre national de Danse de Chaillot
1, place du Trocadéro
75016 Paris
jusqu’au 5 juillet 2018
dimanche à 11h30 et mercredi et jeudi à 18h00
durée 5h45 avec entractes
mise en scène d’Ivo Van Hove assisté de Matthias Mooij
Traduction de Tom Kleijn
Dramaturgie de Bart Van Den Eynde, Jan Peter Gerrits, Alexander Schreuder
Musique d’Eric Sleichim
Costumes de Lies Van Assche
Scénographie, lumières de Jan Versweyveld
Vidéo : Tal Yarden
Direction des répétitions : Nina De La Parra
assistanat à la scénographie : Ramón Huijbrechts
assistanat à la musique : Ief Spincemaille
Avec Hélène Devos, Fred Goessens, Janni Goslinga, Marieke Heebink, Robert De Hoog, Hans Kesting, Hugo Koolschijn, Maria Kraakman, Chris Nietvelt, Frieda Pittoors, Gijs Scholten Van Aschat, Harm Duco Schut, Bart Slegers, Eelco Smits (comédiens), Ruben Cooman, Yves Goemaere, Hannes Nieuwlaet, Christiaan Saris (Musiciens)
production : Toneelgroep Amsterdam
Coproduction Bl!ndman (Bruxelles) / de Munt – La Monnaie (Bruxelles) / Holland Festival (Amsterdam) / Kaaitheater (Bruxelles) / Muziektheater Transparant (Anvers)
avec le soutien de l’ambassade du Royaume des Pays-Bas à Paris
Crédit photos © Jan Versweyveld