Les mots sont lourds, crus. Les descriptions intolérables, monstrueuses. Et pourtant, Gurshad Shaheman donne, par sa mise en scène, toute en retenue et sobriété, une beauté, à ces chants contant la barbarie des hommes, une poésie à ces paroles d’exilés qui ont dû fuir leur pays en raison notamment de leur appartenance à la communauté LGBTQI+.
Dans la pénombre, une voix feutrée, presque suave, d’homme, portée par un micro, résonne. Elle conte son enfance dans un pays dévasté par la guerre, par la montée d’un fanatisme religieux. Un filet de lumière éclaire cette silhouette lointaine. Les yeux fermés, le récit coule entre ses lèvres. Il évoque avec douceur, sans jugement son premier émoi pour un garçon, le changement de regard de ses proches, des autres dans la rue, les premières brimades. Puis le débit s’accélère légèrement. Les mots sortent plus difficilement. Ils énoncent la violence subie, la barbarie d’hommes sans âme, aveugles, car différent, pas dans le moule imposé par ces nouveaux pourfendeurs d’une parole erronée du prophète. Il explique la douleur, le mal, les blessures qui l’ont laissé exsangue, son obligation de fuir sa terre natale pour survivre.
Petit à petit, le timbre de sa voix diminue pour se perdre dans celle d’un autre exilé. Ainsi de suite, une heure et demi durant, chacun des 17 comédiens – 4 exilés et 13 élèves de l’ERAC – , yeux fermés, apparaissant les uns après l’autre dans un clair-obscur savamment étudié, fait vibrer ces destins brisés, abîmés mais à qui l’espoir d’une vie meilleure, d’une existence plus heureuse donnent la force de vivre, de tenir coûte que coûte. Changeant imperceptiblement leur position au gré des récits, des paroles prononcées, ils apparaissent dans toute leur humanité, leur différence, leur singularité, leur universalité. Chacun l’un après l’autre, dit sa vérité, ses blessures, ses fêlures, conte ses bleus au corps, à l’âme.
Avec une délicatesse infinie, Gurshad Shaheman s’empare de ces histoires, de ces souvenirs recueillis à Calais auprès de réfugiés ayant subi les pires sévices, en raison de leur sexe, de leur homosexualité, de leur désir de changer de sexe. Loin d’un théâtre documentaire, le metteur en scène d’origine iranienne laisse les récits s’entrelacer, la parole emporter tout. Elle est le cœur de sa pièce. Unique, multiple, particulière et universelle, c’est elle qui chavire, envoûte et captive. Elle attrape le spectateur, l’entraîne au plus prés de la folie barbare et meurtrière des hommes vidés de leur humanité par des prêches réactionnaires où la femme n’est pas grand chose, le gay, la lesbienne, le ou la trans moins que rien.
Si le texte, qui se déroule en une longue et belle litanie, attrape et prend aux tripes, c’est qu’il parle surtout d’amour, de belles rencontres qui touchent, d’émotions, de sentiments. Malgré la noirceur de certaines âmes, la violence des hommes totalement asservis à une idéologie, la passion, le désir de l’autre, la croyance indéfectible en la possibilité de vivre ses passions sans se cacher, sans peur, finissent par triompher.
Il pourra dire que c’est pour l’amour du prophète est un spectacle unique et rare. Son esthétisme simple, radical, bouleverse et donne une puissance, une force viscérale à ces histoires qui font mal dans la chair. Une dénonciation d’actes inoubliables, une ode à la vie !
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Avignon
Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète de Gurshad Shaheman
Festival d’Avignon
Gymnase du lycée Saint-Joseph
rue des Lices
Jusqu’au 16 juillet 2018
tous les jours à 15 heures et à 18 heures
durée 1h30
Reprise
La commune – Centre dramatique national
Petite salle
2 rue Édouard Poisson
93 300 Aubervilliers
Jusqu’au 14 février 2019
conception et mise en scéne Gurshad Shaheman assisté de Thomas Rousselot
Dramaturgie Youness Anzane
Avec Tiebeu Marc-Henry Brissy Ghadout , Flora Chéreau, Sophie Claret, Samuel Diot, Léa Douziech, Juliette Evenard, Ana Maria Haddad Zavadinack, Thibaut Kuttler, Tamara Lipszyc, Nans Merieux, Eve Pereur, Robin Redjadj, Lucas Sanchez, Antonin Totot
Et Lawrence Alatrash, Daas Alkhatib, Mohamad Almarashli et Elliott Glitterz
Son deLucien Gaudion
Scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy
Lumière de Aline Jobert
Assistanat à la mise en scène Thomas Rousselot
Collecte de paroles :Amer Ghaddar
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage