Le corps se tord et ploie sous la fatigue, l’usure du temps et la violence xénophobe des sociétés modernes. Pour son ultime solo, comme il le laisse entendre, Akram Khan invite à un voyage à travers les époques et l’espace, plonge dans l’histoire de l’Inde, du monde et livre une danse transcendantale, puissante et terrienne qui flirte en permanence avec la mort, la haine et la perte. Troublant !
Une fois, passé les portes de la salle, les rives du Lez, les bruits de la ville de Montpellier semblent bien loin. Enveloppé par les musiques de Vincenzo Lamagna, qui rappellent celles enivrantes des rituels traditionnels indiens, le public s’installe et se laisse porter à l’ombre de quelques palais du Rajasthan, d’arbres faméliques qui peuplent les vallées de l’Uttar Pradesh ou de maisons en glaise qui bordent le Gange. Ce voyage immobile vers d’autres contrées s’intensifie avec l’arrivée presque impromptue sur scène d’Akram Khan.
Vêtu d’une tunique crème traditionnelle et portant des grelots à ses chevilles, il titube, s’effondre semblant ignoré où il se trouve. Projeté dans le corps d’un autre, un pauvre hère enrôlé de force par l’armée de l’Empire britannique pour combattre à côté de leurs soldats durant la Première Guerre mondiale, il se débat, tente de forcer le destin, de tirer les fils de la vie. Pris au piège, il subit les violences, les barbaries qui l’éloignent un peu plus de son humanité. Cherchant à retrouver ses racines dans ce monde de chaos, il implore le ciel, la terre qui manque de le recouvrir, de l’ensevelir en esquissant quelques pas de kathak, danse traditionnelle du nord de l’Inde, ingénieusement imbriqués dans des gestes, des mouvements empruntés à la danse contemporaine. Par moment, le corps du virtuose contraint par des cordes, des éléments extérieurs, semble lourd, endormi, fatigué. Quelques fulgurances, quelques enchaînements hypnotiques, et l’espoir renaît, la vitalité retrouvée. Très vite, le sifflement des balles et le chaos de la guerre le rattrapent.
Organisme brisé par le temps, par la nature humaine funeste à elle-même, mais toujours combatif, le chorégraphe se sert de son art pour se révolter, montrer que même si le monde va mal, si depuis des décennies la haine de l’autre, de l’étranger – Xenos en grec – est cause de grands maux, la danse est une arme de résistance contre l’inertie, l’atavisme.
S’appuyant sur la musique entêtante que les musiciens et chanteurs jouent en direct et sur le décor sombre, inquiétant de Mirella Weingarten, Akram Khan signe un solo poétique, noir où s’entremêlent les errances tragiques d’un passé colonial et les résurgences d’un populisme crasse qui gangrène les sociétés modernes. Puisant dans l’histoire de ces soldats envoyés comme chair à canon dans de lointaines contrées, il dénonce par les actes d’hier les violences d’aujourd’hui et entraîne son auditoire captivé dans une dernière danse puissante et bouleversante.
Bien que Xenos soit une commande, l’ultime pièce en tant qu’interprète d’Akram Khan s’inscrit dans un long processus créatif où il interroge sa culture, ses racines bangladaises, sa vie en Europe et son interaction avec le monde. Un moment hors du temps ovationné par un public debout saluant l’hypnotique performance d’un artiste magnétique.
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Montpellier
Xenos d’Akram Khan
Festival de Montpellier danse 2018
Le corum – Opéra Berlioz
Esplanade Charles de Gaulle
34000 Montpellier
jusqu’au 27 juin 2018
Mardi et mercredi à 20H
Durée 1h05
Direction artistique, chorégraphie et interprétation : Akram Khan
Dramaturgie : Ruth Little
Création lumière : Michael Hulls
Musique originale : Vincenzo Lamagna
Décor : Mirella Weingarten
Création costumes : Kimie Nakano
Écriture : Jordan Tannahill
Directeurs des répétitions : Mavin Khoo et Nicola Monaco
Musique interprétée en direct par Nina Harries, Andrew Maddick, B C Manjunath, Tamar Osborn, Aditya Prakash
Directeur technique : Richard Fagan
Directeur de production : John Valente
Coordinateur technique : Peter Swikker
Régie plateau : Marek Pomocki
Ingénieur lumière : Stéphane Déjours
Ingénieur son : Julien Deloison
Technique : Russell Parker
Tournée : Mashitah Omar
Accessoires créés par Louise Edge (LFX props & special fx)
Production : Farooq Chaudhry / Production associée : Lindsey Dear
Commande de 14-18 NOW, programme artistique britannique pour le centenaire de la Première Guerre Mondiale
Crédit photos © Jean Louis Fernandez