Ensorcelante, barbare, Médée fascine l’homme depuis la nuit des temps. Fatale ou louve, elle devient virago, meurtrière par amour fou, par vengeance implacable. Tissant ingénieusement différents textes consacrés à ce mythe féminin, Astrid Bayiha invite à une relecture multiple, vibrante de cette histoire d’amour tragique où la femme bafouée lutte contre l’homme dominant, manipulateur et lâche.
Deux lignes de chaises sont installées face-face pour faire de l’espace scénique, une sorte de long couloir, un grand bras de mer, bordé d’un côté par une estrade de plusieurs marches, une île, certainement, sur laquelle une jeune femme attend immobile, et de l’autre un chariot en bois, un bateau fortune, peut-être, où s’est installé un jeune homme. Alors que le silence s’installe, une voix s’élève douce, troublante, jazzy. C’est celle de la gracile Swala Emati. Elle chante la passion qui enflamme les cœurs. Face à elle, Jordan Large, stoïque, écoute. Il attend le dernier souffle de cette complainte pour conter l’histoire tragique de Médée, jeune fille pure qu’un amour fou va dévorer, dévaster. Un brin magicienne, cette nièce de Circé, va devenir, sous l’emprise du beau Jason, une parricide, une meurtrière, une infanticide.
Consumée par une flamme qui brûle ses entrailles, abandonnée dès qu’un autre jupon plus jeune, plus intéressant, titille hormones et ambition du mâle, Médée va franchir toutes les limites de la morale avec une lucidité froide, inquiétante. Veule, Jason va mettre toute son intelligence, son charisme pour manipuler cette envahissante maîtresse quitte à lui faire perdre raison, sens commun. Pourtant malgré l’horreur des crimes commis, jamais elle ne cédera, jamais elle ne se reniera. Fidèle à elle-même et à son amour, elle est toute les femmes, plurielle, humaine, fatale, maternelle, vengeresse.
Sur scène, huit comédiens – quatre femmes, quatre hommes, dont certains se sont mêlés au petit nombre de spectateurs chanceux, présents, ce jour, pour assister à la sortie de résidence de M comme Médée, pièce imaginée par Astrid Bayiha – incarnent Médée, la barbare ou Jason le séducteur. Tour à tour, ils vont prendre la parole et nous entraîner dans une traversée tumultueuse des mers qui bordent la carte du Tendre. Avec virtuosité, la comédienne – metteuse en scène a construit un spectacle fluide, bouleversant qui combine une dizaine de textes du patrimoine littéraire allant de Sénèque, à Heiner Müller en passant par Corneille ou Jean Anouilh. Porté par la minutie de son travail, l’intensité de jeu des interprètes, on se laisse porter sur le chemin du désir, sur le tourbillon de la passion avant d’affronter la terrible tempête d’un amour fou déçu.
Par touches, Astrid Bayiha dessine le portrait d’une femme terriblement humaine, riche de toutes ses complexités ainsi que la naissance, la vie, la mort d’un couple que la trahison de l’homme assèche de toute sève. bien sûr, tout n’est pas parfait, quelques longueurs, quelques imperfections de-ci de-là, mais l’esquisse de ce spectacle en devenir est déjà bien aboutie. On souhaite à la troupe particulièrement talentueuse – lumineuse Makeda Monnet, habitée Fernanda Barth, enchanteresse Swala Emati, poignante Astrid Bayiha, ténébreux Quentin Faure, habité Valentin de Carbonnieres, touchant Josué Ndofusu et volubile Jordan Large – de réussir leur pari et de monter cette pièce qui interroge le monde et notre vision du féminin, du masculin.
Par Olivier Fregaville-Gratian d’Amore
M comme Médée sur une idée d’Astrid Bayiha
Résidence au théâtre national de la Colline
Dramaturgie, adaptation et mise en scène : Astrid Bayiha
Assistant à la mise en scène : Yure Romão
Scénographie : Camille Vallat
Lumières : Jean-Pierre Népost
Photographies : Imane Djamil
Chorégraphie : Tess Blanchard
Composition, écriture et interprétation musicale : Swala Emati
Avec Fernanda Barth, Astrid Bayiha, Valentin de Carbonnieres, Swala Emati, Quentin Faure, Jordan Large, Makeda Monnet, Josué Ndofusu
Adaptation faite à partir des textes suivants :
– Médée de Christa Wolf ( traduction Alain Lance et Renate Lance-Otterbein )
-Médée, poème enragé de Jean-René Lemoine
– Manhattan Medeaa de Dea Loher ( traduction de Laurent Muhleisen et Olivier Balagna )
– Medealand de Sara Stridsberg ( traduction de Marianne Ségol-Samoy )
– Médée de Sénèque ( traduction de Florence Dupont )
– Médée d’Euripide ( avec les traductions de Florence Dupont, Myrto Gondicas et Pierre Judet de La Combe, Jean Vauthier )
– Médée de Corneille
– Médée de Jean Anouilh
– Mamma Medea de Tom Lanoye ( traduction de Alain van Crugten )
– Médée-Matériau de Heiner Müller ( traduction de J. Jourdheuil, H. Schwarzinger, F. Peyret, J.-L. Besson, J.-L. Backès )
Et les paroles de « Llorando » de Rebekah Del Rio, de « Ville Morose » de Nadine Shah, et de « Come Little Children » d’Edgar Allan Poe.
Crédit photos © Imane Djamil