Un vent léger souffle sur la scène du Déjazet et fait frémir les cœurs. Dans un décor bucolique juste suggéré, les amours, les passions vont bon train bien que corsetées dans les convenances d’une société de classes. Avec une infinie délicatesse Alain Françon cisèle la comédie de mœurs de Tourgueniev et offre un écrin tragique et enchanté au couple Anouk Grinberg – Micha Lescot. Epoustouflant.
Dans le salon aux cloisons un brin décaties ,de la villégiature campagnarde du riche propriétaire terrien Arkady (modéré et magnanime Guillaume Levéque), la fin d’après-midi s’annonce douce, morne. La mère douairière (altière Catherine Ferran) passe le temps en jouant aux cartes avec le médecin de famille (épatant et retors Philippe Fretun) et sa suivante (étonnante Laurence Côte). Occupée à ses activités oisives, elle ne s’occupe que peu de sa bru, la très belle et piquante Natalia Petrovna (éclatante et gracile Anouk Grinberg). Ravissante, élégante, cette dernière est la quintessence d’une noblesse évanescente et désœuvrée. Incapable de s’intéresser aux choses matérielles, elle marivaude et badine en toute conscience avec le meilleur ami de son mari, le très dandy et très enamouré, Micha Rakitine (éblouissant Micha Lescot).
Rien ne semble perturber la paix bien trop tranquille du foyer. L’arrivée d’un jeune Moscovite (singulier Nicolas Avinée) venu pour servir de précepteur de fortune à Kolia, l’enfant de la famille, va changer la donne. Bien fait, sportif, il fait tourner les têtes, celle de Natalia, bien sûr, mais aussi celle de sa jeune pupille, la charmante Vera (lumineuse India Hair). Insidieusement, la tempête des sentiments amoureux et passionnels gronde faisant vaciller les cœurs, les liens amicaux et les fondations de cette noble assemblée.
S’emparant de l’œuvre phare d’Ivan Tourgueniev, qui avait été censurée à sa publication en 1850 pour cause d’indécence, Alain Françon sculpte avec minutie, précision les émotions, les relations humaines. Il prend un plaisir certain à diriger sa troupe virtuose. Tout en délicatesse, il dessine une carte du tendre pipée d’avance. S’appuyant sur la très poétique traduction de Michel Vinaver, il s’amuse à dépeindre avec délicatesse cette mélancolie d’une noblesse » fin de siècle « , emprisonnée dans ses principes d’un autre temps et dresse le portrait bouleversant de cette femme follement amoureuse, partagée entre devoir et désir.
Passé une première partie âpre, qui étire les présentations, on se laisse totalement submerger par cette palette de sentiments, par les tourments des passions jamais assouvies. Dans un décor bucolique signé par le talentueux Jacques Gabel, rappelant par touche de couleurs une nature impressionniste, les cœurs vibrent et chavirent, les âmes slaves de nos protagonistes s’enflamment fiévreusement, désespérément.
Choisie avec un soin tout particulier et dirigée subtilement par Alain Françon, la distribution porte haut le verbe de Tourgueniev et donne vie à cette impossible ronde émotionnelle. Anouk Grinberg, tout en fragilité, campe une malicieuse, manipulatrice et tourmentée Natalia Pretrovna. Avec ses airs de Comte de Monstesquiou peint par Giovanni Boldoni, Micha Lescot irradie la scène de sa longiligne et gracieuse silhouette et incarne avec finesse et grandeur les frustrations de ce confident au cœur tendre, dont l’amour n’est pas payé de retour. Quant à India Hair, avec ses airs d’ingénue gauche, elle livre une interprétation savoureuse de l’adolescente dont les premières amours sont bafouées par la personne en qui elle a toute confiance. Les autres comédiens de la troupe, dans la même tonalité virtuose, investissent leurs personnages avec engagement et naturel.
N’hésitez pas une seule seconde, faites vos valises sur le champ, laissez-vous séduire par ce Mois à la campagne et sombrez dans les délices de ses liaisons dangereuses aux goûts de thé russe, aux senteurs de Toundra.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Un mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev
Théâtre Déjazet
41, boulevard du Temple
75003 Paris
Jusqu’au 28 avril 2018
Du mardi au samedi à 20H30
Durée 2h00
Mise en scène d’Alain Françon
Traduction et adaptation de Michel Vinaver
Avec Anouk Grinberg, Micha Lescot, Nicolas Avinée, Jean-claude Bolle-Reddat, Catherine Ferran, Laurence Côte, Philippe Fretun, India Hair & Guillaume Levêque
Scénographie de Jacques Gabel
Crédit photos © Michel Corbou