Les répliques se chevauchent, s’entrechoquent. Les dialogues se croisent et se répondent, le plus souvent en décalé. Certaines phrases restent en suspens avant de disparaître. Sculptant les mots, les silences, Lars Norén nous invite au naufrage triste, drôle et dérangeant de la vieillesse et entraîne inexorablement, douloureusement aux portes de la mort onze comédiens du français. Déroutant !
Tout est gris, les murs des immeubles sans âme, les morceaux de béton effrité, le sable, les photos plantées dans le sol de nos onze protagonistes. Tout s’écroule d’un coup, d’un seul. Est-on à Alep en Syrie ou à Ibiza en Espagne ? Un peu des deux peut-être. Dans un silence lourd assourdissant, des silhouettes tristes, cheveux blanchis, vêtements ternes, envahissent l’espace. En couple, seul ou en groupe, ils se réjouissent de cette promenade en bord de mer, de ses derniers rayons de soleil qui réchauffent leurs vieux os perclus de douleurs. Bien sûr, ils râlent. Le confort de la résidence laisse à désirer, les repas n’ont rien de ragoûtant et leurs précieux sièges ont été enlevés.
Les discussions vont bon train, chacun livrant un peu de lui à chaque parole prononcée. Lentement, la vieillesse les attrape, les empoigne. Les répliques se mélangent, empiètent l’une sur l’autre. Le fil se perd, les esprits s’égarent dans des souvenirs enfouis qu’ils soient douloureux ou heureux. Oubliant les autres, nos vieillards s’enferment un peu plus chaque minute dans leur monde, se livrant à des facéties dérangeantes, se masturbant, s’oubliant, libérant avec une férocité caustique de vieilles rancœurs. La réalité les rattrape. Des ombres noires, mortes – réfugiés, le mot ne sera jamais prononcé, ou naufragés noyés que le ressac abandonne sur la plage -viennent hanter leurs séjours, leur réminiscence d’un passé révolu. Imperceptiblement, emporté par l’ange de la mort, une jeune femme attardée mentale (Enfantine Françoise Gillard), ils disparaissent les uns après les autres derrière un rideau de tulle pour devenir des silhouettes lointaines.
Pour son entrée au répertoire de la Comédie-Française, le dramaturge suédois signe une pièce sombre, une comédie monstre qui aborde avec une lucidité déconcertante, un réalisme cru, la déliquescence des corps et des âmes. Écrit au fil des répétitions avec l’aide des comédiens, il esquisse un portrait sans concession de la vieillesse, celle qui accepte de regarder la mort en face, de subir les maux physiques et mentaux qui taraudent inlassablement sans répit la fin de vie. Mêlant habilement trivialité et poésie, Lars Norén nous entraîne dans une ronde funeste, troublante qui vient réveiller nos peurs et déranger nos consciences. Sa mise en scène épurée, minimaliste, laisse entendre magnifiquement son texte âpre, rugueux, qui frappe, cogne nos esprits.
Si l’impression est aussi prégnante, étouffante, on le doit aussi à la virtuosité de la troupe du Français qui se frotte avec sobriété, parfois gourmandise, à ce bal des morts où larmes amères et humour noir s’entrelacent sans cesse. Emportés par cette lame de fond mortifère, ils se laissent bringuebaler au fil des mots, des monologues singuliers qui se croisent jusqu’à ce que la fatigue des ans vienne amoindrir les capacités intellectuelles de leur personnage. Tous excellents dans leur registre de la fragile Anne Kessler à la bouleversante Dominique Blanc, de l’élégant Didier Sandre à l’extraordinaire Hervé Pierre en passant par Danièle brun, délicieusement odieuse, Bruno Raffaelli, savoureusement acariâtre, Martine Chevallier, touchante mère courage au bord de l’épuisement, Christian Gonon, impassible toqué, Gilles David, désarmant vieillard et enfin Alain Lenglet, gracieux dandy.
Violente, rude, la pièce de Lars Norèn, véritable miroir de nos âmes vieillissantes, secoue jusqu’à la moelle, tant elle touche à l’intime, à notre capacité à appréhender la mort. Effrayante, saisissante, elle se laisse apprécier au long cours, déguster jusqu’à la lie si l’on accepte bien sûr de se confronter à nos peurs morbides, à nos angoisses funestes.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Poussière, musique de mort de Lars Norén
Comédie-Française – salle Richelieu
1, place Collette
75001 Paris
Jusqu’au 6 juin 2018
Durée estimée 1h55
Mise en scène de Lars Norén
Traduction d’Aino Höglund
Traduction, collaboration artistique : Amélie Wendling
Scénographie de Gilles Taschet
Costumes de Renato Bianchi
Lumière de Bertrand Couderc
Son de Léonard Françon
Travail chorégraphique : Glysleïn Lefever
Avec Martine Chevallier, Anne Kessler, Bruno Raffaelli, Alain Lenglet, Françoise Gillard, Christian Gonon, Hervé Pierre, Gilles David, Danièle Lebrun, Didier Sandre, Dominique Blanc – les comédiens de l’académie de la Comédie-Française Matthieu Astre, Juliette Damy, Robin Goupil, Alexandre Schorderet – Maxime Alexandre, Margaux Guillou, Rosalie Trigano en alternance
Crédit photos © Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française