Le temps s’étire à l’envi entraînant dans une mortifère, lente et cynique sarabande les êtres esseulés et mélancoliques de Tchekhov. S’emparant d’une courte nouvelle du dramaturge russe, Anatoli Vassiliev interroge la vacuité de l’existence, le mal de vivre des femmes éprises de liberté, la torpeur des hommes dominants et se perd dans un travail expérimental qui semble toujours en cours.
Les sièges de l’orchestre ont disparu pour laisser place à l’imposante et vide scénographie d’Anatoli Vassiliev. Une immense estrade blanche de quelques centimètres d’épaisseur, en demi-cercle dévore l’espace, elle servira plus tard de piste de danse. En contre-haut, sur le plateau, devant un immense mur rappelant quelques cossus et coquets appartements de la bourgeoisie des siècles passés, des centaines de bouteilles vides, cadavres d’anciennes fêtes maintenant révolues, sont installées en ordre serré. Dans cet espace quasi-nu, une silhouette de femme apparaît. Robe élégante à la coupe ajustée, la belle Zinaïda (impressionnante Valérie Dréville) danse exprimant ainsi sa joie de vivre. Elle a enfin franchi le pas, décidé d’être libre, sans contrainte. C’est l’heure du petit-déjeuner, elle vient de quitter son mari pour vivre chez son galant tant aimé, le falot Orlov (confondant Sava Lolov). Sourires de façade, très vite, l’ambiance se tend entre les deux amants et l’idylle des premiers jours vire à la guerre des nerfs.
Sous l’œil inquisiteur du hiératique serviteur Stépane (tendu Stanislas Nordey), un militaire qui s’immisce sous une fausse identité, dans la vie de cet insignifiant fils d’homme état, la passion se délite. L’homme peureux fuit, la femme dépérit. D’un coup tout bascule. Amoureux de Zinaïda, Stépane, homme aux convictions politiques affirmés, décide de fuir, sur un coup d’éclat, l’embourbement de cette vie sans but et d’emmener avec lui la amante délaissée. Commence alors une lente et interminable errance qui les conduira de Petersburg à Venise, mais que la vacuité profonde rendra déplaisante et ennuyeuse.
C’est une nouvelle d’Anton Tchekhov qui sert de base à cette création d’Anatoli Vassiliev. Loin des plaines de la campagne moscovite qu’il affectionne, l’action se passe en plein cœur de Petersburg, au sein de la haute bourgeoisie. Comme à son habitude, avec son regard observateur, scrutateur, il croque avec un humour caustique, une plume acérée, poétique les déshérences de ses congénères en proie à l’ennui, à la mélancolie. S’emparant de cette histoire d’amour illégitime, qui n’est pas sans rappeler celle d’Anna Karenine de Léon Tolstoï, le dramaturge russe dresse le portrait d’une société corsetée qui refuse l’émancipation des femmes. Vouées aux gémonies, à la vindicte publique, elles n’ont droit qu’à une funeste et mortifère liberté. A contrario, les hommes s’épanouissent profitant de l’étiolement de leurs compagnes pour vivre comme ils l’entendent.
S’imprégnant de ce texte poétique, un brin satirique, le metteur en scène russe s’amuse à en caser la rythmique, s’en sert de matière première pour une expérience théâtrale frôlant parfois la performance. Ainsi, comédiens et spectateurs deviennent les cobayes d’Anatoli Vassiliev, se laissant charmer ou subissant l’exercice de styles allant de la danse expérimentale à des effets de prononciations singuliers, de la vidéo à des contre-pieds émotionnels.
Éprouvant par sa lenteur, ses langueurs, la pièce s’allonge à l’infini, mais séduit par la beauté de certains tableaux et le jeu précis des comédiens. Si parfois Médée-Matériau, spectacle viscéral qui avait déjà réuni le metteur en scène et la comédienne, transparaît de l’interprétation habitée de Valérie Dréville, la comédienne démontre une nouvelle fois son extraordinaire talent et sa capacité à se mettre en danger, violenter par une direction d’acteurs radicale. Sava Lolov est quant à lui parfait dans le rôle dandy jouisseur et désabusé. Et Stanislas Nordey prête sa singulière silhouette au souffreteux et tuberculeux Stépane.
Artiste sans concession, Anatoli Vassiliev signe un spectacle-fleuve toujours en cours d’élaboration qui divise le public et pousse à la réflexion sur ce qu’est le spectacle vivant, et sa capacité à sortir des sentiers battus.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – envoyé spécial à Strasbourg
Le récit d’un homme inconnu d’après l’œuvre d’Anton Tchekhov.
TNS – Salle Koltés
1 Avenue de la Marseillaise
67000 Strasbourg
jusqu’au 21 mars 2018
du mardi au samedi à 20H
durée 4h05 avec entracte
reprise à la MC93
9, Boulevard Lénine
93000 Bobigny
du 27 mars au 8 avril 2018
du mardi au vendredi 19h, le samedi 18h et le dimanche 15h
Version scénique : Anatoli Vassiliev
Traduction de la version scénique : Natalia Isaeva
Mise en scène, conception de la scénographie et des lumières : Anatoli Vassiliev assisté d’Hélène Bensoussan
Avec Valérie Dréville, Sava Lolov, Stanislas Nordey et Romane Rassendren
Collaboration artistique,interprétariat : Natalia Isaeva
Scénographie de Philippe Lagrue
Lumières de Philippe Berthomé
Costumes de Vadim Andreev, Renato Bianchi
Accessoires, maquillage de Vadim Andreev
Collaboration artistique: Mouvement et improvisation Jerzy Klesyk
Équipe du film
Réalisateur : Anatoli Vassiliev
Chef opératrice : Alexandra Kulak
Assistant chef opérateur : Alessio Nardin
Avec Stanislas Nordey et Valérie Dréville
Valérie Dréville est actrice associée au TNS
Le décor et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS
Le tournage du film a été réalisé en collaboration avec la commune de Venise – Venice Film Commission
Production Théâtre National de Strasbourg
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez