Elles sont trois. Elles sont sœurs. Elles sont attachées par une complicité singulière, étrange. Pourtant les discordances, les dissonances, la mort du père, modifient leur rapport aux autres, changent leur vie. En mêlant sa propre histoire à celle imaginée par Anton Tchekhov, Agnès Bourgeois nous invite à une réflexion sur la sororité, sur ce lien étroit qui (dés)unit les fratries.
Dès que l’on entre dans la salle, une funeste impression nous assaille. Le silence se fait quasi immédiatement. Un corps allongé, mort, nous accueille. La scène s’est mue en une veillée mortuaire. Silhouette gracile, cheveux très fins remontés en chignon serré, Agnès Bourgeois tourne le dos au public. Recroquevillée, elle semble perdue dans ses pensées, dans ses souvenirs. Pris de spasmes, son corps tremblote, s’agite, se met en branle. Course frénétique, jeu de chaise musicale, elle se précipite d’un point à un autre tout en scandant trois noms, trois surnoms qui semblent unis par un même lien de parenté. L’une après l’autre, deux autres silhouettes, cintrées dans des manteaux d’hiver, vont la rejoindre, se mêler à cette ronde insolite, ce bal des fantômes dont on ne verra pas les visages.
Pris dans les tourments du passé, la comédienne – metteuse en scène, dernière d’une fratrie de trois sœurs, se rêve en Irina, la benjamine de la pièce de Tchekhov. Ce rôle, elle le veut depuis longtemps, il lui correspond, lui ressemble. Il est comme une seconde peau dans laquelle elle se glisse aisément. Étrangement, les émotions de ce personnage fantasque, inconscient, léger, répondent à ses propres aspirations, ses propres ressentis. Tout comme elle, les ombres noires, la mort du père, les distensions de point de vue avec ses sœurs vont la hanter, la faire mûrir, l’entraîner dans une mélancolie sourde jusqu’à l’appel fatidique, celui de sa sœur cadette, qui ne supporte plus de vivre.
Avec finesse, ingéniosité, Agnès Bourgeois entremêle son récit à celui des Trois Sœurs du dramaturge russe. Expurgeant la pièce de tous les autres personnages, elle se concentre sur la vie de ces trois femmes unies par le lien du sang. Railleuses, humaines, bouleversantes, elles se retrouvent pour fêter les vingt ans d’Irina autour du cadavre du père, mort il y a un an. Chacune confie aux autres ses espoirs, ses errances, ses doutes. Toutes rêvent de quitter cette morne ville de province, que seule la caserne voisine maintient en euphorie. Emportées par les coups du sort successifs, elles finissent exsangues, obligées d’abandonner la maison familiale, dernier lien avec l’enfance, leur vie d’avant. Appuyant sur le bouton arrêt sur image, Agnès Bourgeois fige un temps la litanie tchékhovienne exubérante et triste, pour se libérer de ce poids qui la hante, ce silence, ce vide qu’elle n’a pas vu venir, pas su empêcher. Ainsi, par effet de miroir, elle s’interroge sur les étonnants mécanismes qui régissent les sororités afin d’éclairer sa propre histoire.
Épurant propos et scénographie, elle limite l’espace de jeu, le borne à un carré de bâche transparente scotchée au sol. Ne s’encombrant que de peu de décor, elle fait entendre différemment le texte de Tchekhov, le laissant nous happer dans un univers exclusivement féminin où amour, tendresse, dépit et jalousie se mêlent adroitement. Portée par trois comédiennes vibrantes – touchante et hiératique Muranyi Kovacs (Olga), flamboyante et bouleversante Valérie Blanchon (Macha), fragile et poignante Agnès Bourgeois (Irina), la pièce Les trois Sœurs, débarrassée des hommes, révèle son universalité, sa douce nostalgie, sa belle humanité. À découvrir au plus vite.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Pour trois sœurs d’après l’œuvre d’Anton Tchekhov et les écrits d’Agnès Bourgeois
Théâtre de Belleville
94, rue du faubourg du temple
75011 Paris
Du 7 au 18 mars 2018
Du mercredi au samedi à 19h15 et les dimanches à 15h
Durée 1h
Mise en scène Agnès Bourgeois
Avec Valérie Blanchon, Agnès Bourgeois, Muranyi Kovacs
Collaboration artistique Martine Colcomb
Lumière Sébastien Combes
Son Frédéric Minière
Administration Claire Guièze
Diffusion Valérie Teboulle
Crédit photos © David Schaffer