Deux mondes, deux sexes, s’opposent sans retenue, sans pudeur. Le combat n’a rien d’équitable, tout est joué d’avance. On est chez Strindberg, la femme est charmeuse, vénéneuse, l’homme, couard, manipulateur. S’emparant de la sulfureuse œuvre du dramaturge suédois, Gaëtan Vassart peine à en transposer toute la violence textuelle, la férocité sexuelle malgré la présence vibrante d’Anna Mouglalis.
L’espace scénique est immense. Quelques éléments de décor évoquent une cuisine gigantesque d’une quelconque bâtisse perdue dans la campagne suédoise. Tout y est rangé parfaitement. Christine, une jeune cuisinière (lunaire Sabrina Kouroughli), s’active au fourneau. Elle prépare une sorte de potion magique abortive et méphitique pour la jeune chienne de la demoiselle de maison qui a fauté avec le chien du gardien. Situation intolérable, crime de lèse-Mademoiselle Julie (ténébreuse Anna Mouglalis), à laquelle il faut mettre bon ordre
Au loin des musiques paillardes résonnent. C’est la Saint-Jean. La trop jolie comtesse cherche à tromper son ennui en s’encanaillant avec ses gens sous le regard désapprobateur de Jean (troublant Xavier Legrand), le valet de son père et de son amoureuse Christine. Légèrement ivre, enjouée, séductrice, Mademoiselle Julie profite de l’absence de son père pour vampiriser ses serviteurs, les entraîner sur un terrain à la limite de la décence.
Très vite, un climat malsain s’installe entre la sensuelle Julie et l’ambitieux Jean. Mêlant dangereusement séduction et manipulation, les âmes s’échauffent, les corps se rapprochent. L’envie, le désir, un instant d’inattention, le Rubicon est franchi, le déshonneur est consommé. Que faire pour éviter la vindicte populaire, l’opprobre parental ? Fuir bien sûr, mais à quel prix. Tour à tour bourreau et victime, les deux nouveaux amants vont se déchirer le temps d’une nuit d’été avec violence et férocité.
Interdite à sa sortie en Suède, la pièce subversive d’August Strindberg a un parfum de soufre qui séduit réalisateurs et metteurs en scène. Après l’adaptation cinématographique de Liv Ulmann en 2014 avec la sculpturale Jessica Chastain, c’est au tour de Gaëtan Vassart de se frotter à ce texte âpre, à la cruauté mordante, mortifère. Malheureusement, l’essence noire, immorale et destructrice de l’œuvre a bien du mal à transparaître de son adaptation, trop sage, trop froide. Il faut dire qu’il n’a pas choisi la facilité. Amoureux d’actrices uniques, ineffables, après avoir dirigé la lumineuse Golshifteh Faharani dans une version féminine d’Anna Karenine, il confie le rôle de l’héroïne vénéneuse et funeste du dramaturge suédois à Anna Mouglalis. Corps longiligne, voix rauque si singulière, c’est un diamant brut, particulier, dont il faut ciseler le jeu pour qu’émotion et intention se conjuguent intensément. Si pour l’instant l’accord n’est pas encore parfait, le temps devrait faire son affaire et le jeu s’affiner.
Faute d’une mise en scène puissante, resserrée, d’une scénographie à l’esthétisme tranché, d’un jeu de lumière léché, la passion, la violence reste encore trop retenue et l’espace trop grand, trop vide. Un peu groggy, un peu assommé, on sort de cette Mademoiselle Julie avec la faim au ventre n’ayant en bouche que quelques saveurs suaves dont l’insolite présence d’Anna Mouglalis et le charme discret de Xavier Legrand.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Mademoiselle Julie d’August Strindberg
La comédie de Picardie
62 rue des Jacobins
80000 Amiens
Jusqu’au 10 février 2018
Durée 1h30
En tournée courant 2018-2019 à Paris et en région
Mise En Scène de Gaëtan Vassart
Collaboration Artistique : Sabrina Kouroughli
Scénographie de Camille Duchemin
Costumes de Stéphanie Coudert
Lumières de Franck Thévenon
Son de David Geffard
Avec Anna Mouglalis, Xavier Legrand, Sabrina Kouroughli
Crédit photos © Ludo Leleu