Ils sont pères, mais n’ont pas su retenir leur rejeton, comprendre leur émancipation. Ils sont fils, mais ont fuit, faute de correspondre à l’idéal paternel. S’emparant du thème de la transmission en confrontant les textes âpres, poétiques de Joseph Conrad et d’Eugene O’Neill, Jean-Yves Ruf nous plonge, par sa mise en scène sèche, ciselée, au plus près de familles en déliquescence. Saisissant !
Deux façades en bois, rappelant quelques maisons de pécheurs, sont le théâtre de drames sourds, familiaux. Côté jardin, un pauvre vieillard (bouleversant Jérôme Derre), aveugle et cacochyme, ne supporte pas que sa souffre-douleur sacrificielle de fille (contrainte Johanna Hess) ne s’éloigne ne serait-ce que d’un pas de ce pauvre foyer où règne une ambiance religieuse particulière étriquée. Côté cour, c’est un vieux capitaine de frégate (épatant Fred Ulysse), qui n’a jamais aimé la mer, qui attend désespérément le retour de son fils idéalisé par des années d’absence (contrarié Vincent Mourlon). Entre ces deux hères que l’âge a rendu acariâtres, revêches, une haine rancunière s’est depuis longtemps installée, pourtant l’ancien marin aimerait bien unir son enfant à sa douce voisine qui apaise ses vieux jours. Si l’écriture ciselée, poétique de Joseph Conrad, parfaitement retransmise par la traduction de Françoise Morvan, laisse entrevoir une éclaircie, un répit, une possibilité éphémère de réparer les fêlures anciennes, très vite, la douleur se ravive libérant les vieilles rancunes en un flot de mots, d’actes d’une violence inouïe qui anéantit tout pardon, tout espoir d’une fin heureuse.
Le vent sur la falaise, imagé par des vidéos de tempête projeté sur le mur du fond de scène, ayant tout emporté, ne reste sur scène qu’un amas de bois laissant entrevoir les abords d’une ferme où règne en maître (étonnant Jérôme Derre), un patriarche à l’esprit un brun dérangé depuis le départ en mer du fils tant aimé (cabotin Vincent Mourlon). Tant bien que mal, la fille (lumineuse Johanna Hess), aidée de son mari (remarquable Djamel Belghazi), tente de maintenir à flots l’exploitation qui bat sérieusement de l’aile. Seul le secret espoir d’hériter des biens familiaux pousse ces deux pauvres âmes, constamment rabrouées par le bilieux paternel, à continuer ce vain et usant labeur. Le retour inopiné du fils prodigue va bouleverser le fragile équilibre, d’autant qu’une corde attend que son corps s’y pende depuis qu’il a déserté le foyer familial, suite au vol des économies parentales. S’amusant de ce patois irlandais si particulier, parfaitement retranscrit en borborygme bretonnant, qui chante si joliment à nos oreilles, Eugene O’Neill nous entraîne dans les errances mortifères d’une famille qui ne sait pas aimer et qui les conduisent inexorablement vers la plus cruelle des tragédies, l’absence d’espoir, de transmission humaine et pécuniaire.
En liant ces deux pièces courtes, Jean-Yves Ruf nous invite à un voyage délétère au cœur des relations humaines. Avec délicatesse, virtuosité, il dépeint un monde de solitude, de misère, de sécheresse. Préférant l’épure scénique, utilisant, avec parcimonie et ingéniosité, la vidéo – les images dignes de quelques tableaux flamands revisités qui viennent souligner le propos de la première partie de ce diptyque sont saisissantes –, il signe une mise en scène aride qui glace les sangs et ne laisse sur la nature intrinsèque de l’homme que peu d’espérance.
Agissant en miroir l’un de l’autre, ces deux textes s’emparent de la difficile transmission, l’absence apaisante de la mère, le sacrifice de la fille, l’impossibilité des fils à correspondre à l’image idéalisée du père, l’incapacité des pères à accepter leurs enfants tels qu’ils sont. Comment des cœurs secs, des êtres qui ont tracé pour leur progéniture des chemins de vie stricts, peuvent-ils accepter toute émancipation, toute rébellion ? Comment des âmes libres peuvent-elles voir dans ces hommes qui les contraignent, les enferment dans une vie terne, la figure tutélaire à vénérer, écouter ?
Fasciné par le jeu habité des comédiens, saisi par cette mise en scène âpre et sobre, on se laisse totalement happé, séduire par cette mise en abyme des rapports familiaux, qui fait forcément écho à nos propres ressentiments, nos angoisses les plus intimes. Les fils prodigues de Jean-Yves Ruf, un moment de théâtre terriblement ravageur et captivant.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Strasbourg
Les fils prodigues, diptyque regroupant les pièces Plus qu’un jour de Joseph Conrad & La Corde d’Eugene O’Neill
création Comédie de Picardie
Au Maillon, Théâtre de Strasbourg, Scène Européenne
Jusqu’au 19 janvier 2018
Séances à 20h30
Théâtre de Sénart
8 Allée de la Mixité
77127 Lieusaint
le 20 mars à 20h30 et le 21 mars 2018 à 19h30
Comédie de Picardie
62 Rue des Jacobins
80000 Amiens
du 4 au 7 avril 2018
Mercredi et samedi à 19h30, jeudi et vendredi à 20h30
Comédie de l’Est – CDN
6 Route d’Ingersheim
68027 Colmar
le 17 avril à 19H30, le 18 avril à 20h30 et le 19 avril 2018 à 19h
Durée 1h45
Nouvelles traductions de Françoise Morvan
Mise en scène de Jean-Yves Ruf assisté d’Yordan Goldwaser
Avec Djamel Belghazi, Jérôme Derre, Johanna Hess, Vincent Mourlon, Fred Ulysse
Son de Jean-Damien Ratel
Vidéo de Thomas Guiral
Lumière de Christian Dubet
Scénographie de Laure Pichat
Costumes de Claudia Jenatsch
Régie générale : Marc Labourguigne
Production : Atelier Culturel
Diffusion : EPOC Productions
Coproduction : Comédie de Picardie- Amiens / Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne / Théâtre Sénart, Scène nationale / MCB°, Scène nationale de Bourges / Chat Borgne Théâtre – compagnie conventionnée par la DRAC Grand Est
Avec le soutien de : la Comédie de l’Est-Colmar, du TGP-CDN de Saint- Denis et la participation artistique du Jeune Théâtre National-Paris
Crédit photos © Rodolphe Gonzalez