Tapie dans l’ombre, la mort rode, s’insinue partout libérant la parole, les rancœurs, les émotions enfouies. Autour du lit mortuaire d’une célèbre actrice, la famille, réunie au sens large, règle ses comptes, dans une mise en abîme vertigineuse du théâtre, orchestrée par Pascal Rambert. Les présences lumineuses d’Audrey Bonnet et de Marina Hands éclairent divinement l’ensemble un brin brouillon.
Le plateau est envahi d’une multitude de bouquets de fleurs d’essences variées, comme on en offre en Russie aux comédiens à la fin de chaque représentation. Au centre, un lit médicalisé trône en majesté. Dans le creux du drap et des couvertures, on devine le corps d’une femme encore jeune, belle. Elle est endormie, apaisée, sereine. À ses côtés, un couple de petits vieux, ses parents, harassés par la fatigue et l’angoisse, se repose. Religieusement, le public s’installe pour assister à l’agonie Eugenia (bouleversante Marina Hands), une grande actrice, qu’un mal en 6 lettres qui a envahi son cerveau, terrasse. Progressivement, la salle plonge dans la pénombre. Une voix caverneuse résonne sous les magnifiques voûtes rouges, décrépites, des Bouffes du Nord. C’est celle d’une reine slave, d’une tragédienne mourante.
Alors qu’elle vit ses derniers instants, son irascible sœur (éblouissante, ardente Audrey Bonnet), son alcoolique époux (surprenant Jakob Öhrman), son falot beau-frère (épatant Elmer Bäck), ses enfants, ses amis théâtreux, un prêtre (troublant Rasmus Slätis) et un étrange infirmier, ange de la mort (saisissant Yuming Hey), tournoient autour de ce catafalque en devenir. Egarés, perdus face à la mort imminente de cette femme, de cette mère, de cette comédienne de renom qui se doit à son public, les discussions vont bon train, les répliques fusent, acerbes parfois, bienveillantes le plus souvent. En filigrane d’anodines conversations, à travers les relations qui unissent les quinze protagonistes de ce drame tragi-comique, se dessinent une réflexion acide, douce-amère sur une société que le libéralisme économique a corrompue, sur une idée transcendée du théâtre.
Adaptant pour le public français, une pièce qu’il a créé en Russie en 2015, suite à sa rencontre avec Maïa Plitssetskaïa, immense ballerine adulée dans sa mère patrie, Pascal Rambert met en scène les derniers instants d’une actrice érigée en monument national. Il scrute toutes les petites mesquineries, les petits ressentiments enfouis qui ne demandent qu’à ressurgir, les petits gestes de tendresse d’un amour depuis longtemps consumé. Il questionne son rapport à l’art vivant, à la religion, à ses comédiens, aux mots avec lesquels il aime tant jouer. Confrontant, mêlant classique et contemporain, s’inspirant de La Mouette de Tchekhov, il signe une pièce âpre, fascinante, parfois bavarde, tout autant éblouissante que brouillonne.
Se perdant parfois dans son propos, notamment en raison de pléthore de sujets et d’un texte un brin moins percutant que les précédents – Clôture de l’amour et Argument – , il fait côtoyer fulgurance de pensées et confusion des sentiments. La distribution, quelque peu inégale et volontairement composite – des acteurs finlandais habités, fascinants, dont on ne saisit pas tout ce qu’ils disent et des comédiens français fragiles qui ont du mal à convaincre – , égare et nous fait décrocher parfois. Heureusement, et c’est tout le génie de Pascal Rambert, il sait fortifier, vivifier sa mise en scène en offrant des moments éblouissants, bouleversants. La confrontation entre les deux sœurs en est un des exemples les plus frappants, l’acmé de cette ode au théâtre. Il a aussi l’art indéniable de donner à ses interprètes féminines virtuoses des mots à faire vibrer. Et, c’est là toute la force de sa pièce, le duo Marina Hands, royale, Audrey Bonnet, captivante, ensorcelante, qui irradie littéralement la scène.
Alors, oui, on est déboussolé, notamment par un final interminable qui oscille entre burlesque et envolée métaphysique, philosophique, parfois nos yeux se perdent dans le vague, mais avec le temps, le jeu devrait s’affiner, le texte se resserrer. Si l’on sort un peu dérouté d’Actrice, on garde de la pièce de Pascal Rambert des tableaux à la beauté incandescente qui subliment cet hymne poignant à la vie, au théâtre.
Actrice de Pascal Rambert
Théâtre des Bouffes du Nord
37 bis Boulevard de la Chapelle
75010 Paris
jusqu’au 30 décembre 2017
du mardi au samedi à 20h30 et dimanche à 16h
durée 2h15
mise en scène et scénographie Pascal Rambert assisté de Pauline Roussille
Avec Marina Hands, Audrey Bonnet, Ruth Nüesch, Jakob Öhrman, Elmer Bäck, Yuming Hey, Emmanuel Cuchet, Luc Bataïni, Jean Guizerix, Rasmus Slätis, Sifan Shao, Laetitia Somé, Hayat Amiri, Lyna Khoudri et Anas Abidar en alternance avec Nathan Aznar et Samuel Kircher.
Lumières d’Yves Godin
Costumes d’Anaïs Romand
Crédit Photos © Jean Louis Fernandez