Tout n’est que douleur et violence. Dans une Amérique exsangue en guerre avec le Vietnam, une famille aisée est confrontée au suicide de l’enfant prodige, préférant la mort à l’enrôlement. En s’inspirant de l’œuvre de Salinger, Bernard-Marie Koltès signe une pièce noire, où les errances de l’esprit se muent en folie furieuse, que la mise en scène tout en tension de Léa Sananes effleure rageusement.
Une tombe, grise, froide, sur laquelle un bouquet défraîchi a été déposé, accueille les spectateurs. Elle est la dernière demeure du Rouquin (fascinant et spectral Thom Lefevre), ange rebelle, fils préféré d’une famille de la bourgeoisie new yorkaise. Artiste incompris, poète des temps modernes plus « accro » aux drogues illicites qu’à l’écriture de vers, le jeune homme vient de mettre fin à ses jours, laissant derrière lui une femme gouailleuse, esseulée et revancharde (frénétique Marie Sanson) ; une mère éplorée et évanescente (diaphane Claire Devere) ; un frère ombrageux et colérique (bouleversant Gabriel Tamalet) ; une sœur gothique au bord de la crise de nerfs (furieuse Juliette Raynal) et un pseudo père transparent dont on ne connaît que le prénom (velléitaire et rockeur Mark Alberts).
Incapable de faire face à ce deuil précipité, ce microcosme familial des plus banals, des plus normés, va littéralement exploser. Les rancœurs, les amertumes, font s’exacerber, dans une lutte funeste, intestine, chacun se disputant la mémoire fantomatique du défunt. Ne pouvant plus se raccrocher à l’image tutélaire de l’absent, tous vont sortir leurs griffes acérées, leurs répliques assassines et laisser leur folie intérieure les dévorer pour éclater avec férocité et fureur au grand jour. Il faut dire que le climat sociétal en cette année 1964 aux Etats-Unis est des plus délétères. La guerre du Viêtnam faisant rage, le gouvernement américain enrôle à tour de bras et envoie au massacre sa jeunesse. C’est d’ailleurs pour éviter d’être conscrit que le Rouquin a préféré se suicider et abandonner les siens à leur sort cruel et morbide.
Avec onirisme et cruauté, Bernard-Marie Koltès dépeint la déliquescence de cette famille aisée. Il prend un malin plaisir à décrire de sa plume ciselée, vive, les processus qui entraînent chacun de ces protagonistes dans l’aliénation la plus totale. Il se délecte à scruter les moindres mécanismes qui mènent à la folie. Tel un entomologiste, il plonge dans l’œuvre de J.D. Salinger pour en extirper un texte noir, enragé qui touche aux tripes et laisse exsangue. Avec un tel bijou littéraire où le rire cynique et l’autodérision flirtent avec les larmes de sang et la violence verbale, il faut une mise en scène au cordeau.
Et c’est peut-être là où la jeune Léa Sananes lâche prise par excès de fougue. Si elle maîtrise la force singulière et extraordinaire de cette tragédie contemporaine, contrainte par la taille réduite de la salle, elle force le trait et se perd dans l’aspect patchwork de cette pièce fait de saynètes qui se chevauchent en surimpression. Mais en fine lectrice, en amoureuse des beaux textes – en 2015 au festival d’Avignon, elle présentait son adaptation de l’Éveil du printemps de Frank Wedekind – , elle fait ressortir de l’interprétation de ses comédiens l’émotion que recèle chaque mot de Koltès. Dans l’ensemble, c’est plutôt réussi grâce notamment aux jeux habités de Thom Lefevre, impressionnant de vérité en fantôme perturbateur et provocateur, et de Gabriel Tamalet, ahurissant de sincérité en cadet à fleur de peau. N’hésitez pas à vous laisser chambouler par ce Sallinger tout en fureur, et par la beauté acide du texte de Koltès.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Sallinger de Bernard-Marie Koltès
Théâtre Les Déchargeurs
3, rue des déchargeurs
75001 Paris
jusqu’au 18 décembre 2017
les lundis à 19 h
durée 1h45
Mise en scène de Léa Sananes assistée de Shérone Rey
Avec Mark Alberts, Claire Devere, Thom Lefevre, Mégane Martinel, Juliette Raynal, Baudouin Sama, Marie Sanson & Gabriel Tamalet
Musique de Mark Alberts
Lumières d’Arn’o
Décors d’Arn’o
Costumes de Mégane Martinel
Crédit photos © David Raynal