Silhouette hiératique, visage fermé, une jeune kurde se tient debout. Fière, elle refuse d’aliéner sans combattre sa liberté, son mode de vie au monstre fanatique et barbare qu’est DAESH. Pris à la gorge par le texte âpre d’Henry Naylor, saisi par la mise en scène tranchante de Jérémie Lippman, on est totalement dérouté par l’interprétation froide, mordante de la lumineuse Lina El Arabi. Prenant !
Dans la pénombre de quelques branchages verdoyants d’un verger au Nord de la Syrie, une jeune femme apparaît. Droite, cheveux tirés en une longue tresse serrée, robe noire échancrée, la belle Rehana (éblouissante et glaçante Lina El Arabi) fait entendre sa voix, celle de l’enfant heureuse qu’elle était, celle de la jeune adolescente, brillante, qui rêvait de rendre le monde plus pacifiste en devenant avocate, celle enfin de l’amazone, « l’ange de Kobané » qui défend corps et âme son pays, ses convictions, sa vie.
Visage imperturbable, marqué par les coups du sort, ton presque détaché, la jeune kurde ouvre les vannes de sa mémoire laissant ses souvenirs s’échapper en un torrent furieux. Bien sûr, il y a eu les jours heureux dans la ferme familiale, les moments de complicité intense avec son père, qui la surnomme affectueusement Mon ange. Puis, il y a eu la puberté, l’envahissement, la guerre. Pour la protéger de cette menace masculine et celle pire encore de l’arrivée de DAESH dans la région, son lucide et pragmatique paternel lui enseigne l’art de la carabine. C’est ainsi que meurt en elle l’insouciance, l’innocence. La petite paysanne candide aimant Beyonce va devenir une guerrière des temps modernes, une combattante des libertés face à l’ignorance, au fanatisme.
Saisi par le texte âpre, cru d’Henry Naylor, traduit avec finesse par Adelaïde Pralon, on se laisse submerger par ce récit d’une vie, tiré d’une histoire vraie, celle d’une jeune femme à peine sortie de l’enfance devenue un symbole d’espoir, de résistance et de lutte contre l’obscurantisme. Evitant toute fioriture inutile, superflue, Jérémie Lippman a misé sur une mise en scène radicale, épurée. Le drame se joue dans la pénombre, seuls le visage et la silhouette fine de Lina El Arabi sont éclairés par les lumières imaginées par Joël Hourbeigt. Rien ne doit perturber, cette plongée dans l’enfer dévastateur de la guerre, que la bande sonore d’Adrien Hollocou nous rend si palpable, si pregnant.
Impuissant, paralysé, on assiste à la destruction d’une région, d’un pays, d’un mode de vie. Emporté dans ce tourbillon impétueux, féroce, cette escalade de violence, on perçoit au plus profond de nos cœurs cette menace, ce danger imminent, cette peur ancrée au corps. Tout ce que subit la jeune Rehana, on le ressent dans notre chair. Pourtant, le jeu froid sans trouble, sans émoi de Lina El Arabi, le ton presque monocorde de sa voix grave, un brin fêlée, déconcerte, empêchant toute émotion, comme si l’horreur subie avait anesthésié le personnage qu’elle interprète. C’est inattendu, surprenant, d’autant plus que la jeune comédienne a une présence scénique d’une rare intensité.
Loin de laisser indifférent, ce spectacle d’utilité publique, notamment en ces jours anniversaires, nous attrape, nous dérange, fait voler en éclats nos œillères et nous offre une réalité du quotidien qui nous est de moins en moins étrangère. Alors, sans réfléchir, foncez découvrir Mon Ange, une pièce vibrante et humaine sur la tragédie contemporaine d’un monde traumatisé, terrifié par le terrorisme.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Mon ange d’Henry Naylor
Théâtre Tristan Bernard
64, rue du Rocher
75008 Paris
à partir du 5 octobre 2017
du mardi au samedi 21H
durée 1h10 environ
Traduction de Adelaïde Pralon
mise en scène par Jérémie Lippman assisté de Capucine Delaby
avec Lina El Arabi
décors de Jacques Gabel
costumes de Colombe Lauriot-Prevost
Lumières de Joël Hourbeigt
Musique originale d’Adrien Hollocou
Crédit photos © Fabienne Rappeneau