Au cœur de Paris, une fosse éventre la capitale. Propre, nette, elle marque l’emplacement de la Scala-Paris, lieu légendaire de la fin du XIXe siècle tombée en désuétude au fil du temps et des aléas de la vie des Grands Boulevards. Cette salle au destin chaotique, chargée d’histoires, devrait renaître de ses cendres à l’automne 2018 grâce au rêve fou des Biessy, un couple, amoureux de théâtre.
Il y a dans Paris, des lieux singuliers, aux destinées bien étranges, bien extraordinaires. C’est le cas de la Scala-Paris, sis boulevard de Strasbourg. Sortie de terre en 1873, dans une capitale en pleine révolution européenne, elle est née d’un caprice, celui d’une riche veuve amoureuse du célèbre opéra milanais. Tentative égotique de rivaliser avec cet édifice de renommée mondiale, aux dimensions certes plus modestes, la salle devient très vite un café-concert prestigieux, la coqueluche du Tout-Paris. De Fréhel à Félix Mayol, en passant par Mistinguett et Yvette Guilbert, tous se pressent jusqu’en 1910, en ce lieu où politiques, artistes viennent se divertir jusqu’à tard dans la nuit. L’après-guerre, la crise de 1929, entraînent une baisse de fréquentation.
Entré en léthargie, le lieu se réveille flambant neuf, totalement modifié, en 1935, suite au rachat par un exploitant de cinéma. Transformée en un cinéma art déco de toute beauté, la Scala-Paris redevient très vite à la mode, réunissant lors de nombreuses avant-premières tout le haut du panier du 7ème art jusque dans les années 1960. Puis, le quartier subissant de profondes mutations, les ateliers d’antan disparaissant les uns après les autres pour laisser place peu à peu à la prostitution, aux trafics de drogues et aux squats, l’endroit devient de moins en moins fréquentable. Abandonnée quelque peu, vendue encore une fois, la salle devient en 1977 le premier multiplexe de cinéma porno. C’est le début d’une longue déchéance. Très vite, comme le dit le nouveau propriétaire, Frédéric Biessy, l’endroit devient de moins en moins recommandable, de plus en plus glauque, un des plus grands lupanars de la capitale.
Véritable lieu de perdition, la Scala-Paris pense avoir tout vu. Suite à une succession de ventes due à la spéculation immobilière, l’ancienne salle mythique tombe en 1999 dans l’escarcelle de la secte l’Église universelle du Royaume de Dieu, qui compte bien faire du lieu sa succursale parisienne. Vent debout, les édiles parisiens se lèvent pour faire barrage à ce dessein, en imposant aux nouveaux et heureux propriétaires une affectation culturelle. La salle, dans un état pitoyable, se rendort à nouveau. En 2006, un détail architectural – un voisin obtient l’autorisation de s’agrandir en rognant sur la sortie de secours limitant ainsi le nombre de places possibles à une future salle de spectacle – va bloquer tout projet à venir. James Thierrée, un temps intéressé, va finir par abandonner l’idée d’en faire son théâtre.
Après ces multiples vies, certaines plus glorieuses que d’autres, La Scala-Paris va enfin renaître de ses cendres. Mélanie et Frédéric Biessy, respectivement associée-gérante du fonds d’investissement Antin-infrasctructures Partners et producteur-tourneur privé de spectacle via sa société les Petites Heures, en font l’acquisition espérant redonner vie à la scène d’antan, le transformer en un lieu atypique, où l’art vivant pourra s’exprimer sans contrainte, la salle, imaginée par Richard Peduzzi, le scénographe de Patrice Chéreau et Luc Bondy, étant astucieusement modulable. Avant d’investir plus de 15 millions d’euros, dont près de 9 millions apportés par le couple sur leur fond propre, nos deux passionnés de théâtre font une étude approfondie des lieux, sollicitent l’avis de différents corps de métiers pour évaluer la viabilité de leur projet et trouver une autre sortie de secours et améliorer la capacité d’accueil. Un petit tour sur Google Earth, une plongée dans les dédales de passages inter-immeubles, et une possibilité voit le jour en passant par la rue du faubourg Saint-Denis. Le rêve fou d’ouvrir un nouveau théâtre d’envergure en plein cœur de la capitale se concrétiste.
Que faire de cet immense bloc de béton de 25 mètres sur 15 ? Comment l’aménager en une salle moderne, attractive et totalement transformable pour passer de 550 à 700 places ? Pas de souci, les Biessy font appel aux talents, aux réflexions de nombreuses personnalités du monde du spectacle pour avoir leurs avis et donner corps à leur utopie. Alors qu’il ne reste que les murs, les artistes de tout horizon se succèdent pour visiter le chantier – la plupart seront associés au spectacle à venir. Ainsi, Isabelle Huppert, Micha Lescot, les sœurs Labèque, Catherine Frot, Aurélien Bory, Jan Fabre, entre autres, viennent s’approprier les lieux, s’en inspirer, réinventer l’espace. En parallèle, le couple propose à Pierre-Yves Lenoir, l’ancien administrateur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Olivier Schmitt, écrivain et ancien journaliste, à Rodolphe Bruneau-Boulmier, compositeur et producteur à France musique et enfin à Aline Vidal, galeriste de rejoindre l’équipe. L’objectif : créer un lieu de vie singulier, unique, un théâtre transcendé, différent de ce qu’offre déjà la capitale, à l’économie alliant les avantages des modèles américains et français. Un pari audacieux, qui pourrait bien dépasser leurs espérances les plus folles.
Les travaux commencés, les fondations creusées, l’ouverture prévue pour septembre 2018, il est temps pour Mélanie et Frédéric Biessy de se pencher sur leur première programmation. Ils l’ont présentée en avant-première lors du dernier festival d’Avignon au cours d’une mini-croisière sur le Rhône. Elle sera exceptionnelle. Pour commencer, c’est Yoann Bourgeois, l’artiste circassien jouant des équilibres, qui essuiera les plâtres avec un spectacle, inspiré par la magie des lieux qui s’appellera tout simplement Scala. Puis, Thomas Jolly reviendra avec l’un de ses premiers spectacles, l’Arlequin poli par l’amour de Marivaux, le réalisateur Jaco Van Dormael et sa complice Michèle Anne de Mey présenteront plusieurs de leurs spectacles dont Cold Blood, Kiss and Cry et Amor, le metteur en scène, sociétaire de la Comédie-Française, Clément Hervieu-Léger montera la Dame de la mer d’Ibsen courant 2018. En parallèle, Alain Platel fera découvrir au public parisien son Projet Bach, Bertrand Chamayou y jouera des pièces pour piano de John Cage. Enfin, en février-mars 2019, une carte blanche est offerte à l’artiste plasticien, Aurélien Bory pour investir les lieux à sa guise. Loin d’être exhaustive, cette liste d’événement a tout pour nous mettre l’eau à la bouche.
Hantée par un passé trouble autant que flamboyant, la Scala-Paris reprend vie doucement, renoue avec sa légende et devrait, semble-t-il, faire à nouveau les beaux jours du spectacle vivant. À suivre impatiemment…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La Scala-Paris
13, boulevard de Strasbourg
75010
ouverture le 11 septembre 2018