Les syllabes se détachent avec lenteur, délicatesse. Les vers, telle une douce et désuète litanie, semblent comme corsetés, étouffés par les vieilles armoires qui verrouillent l’espace, le sérail. En adaptant au débotté, cette pièce rarement jouée de Racine, Eric Ruf signe une mise en scène charmante, racée, mais manquant cruellement de chaleur, de passion. Une corne de gazelle un brin étouffante.
Une lumière sourde, tamisée, éclaire un sol jonché d’escarpins parfaitement alignés, de bottines de toutes couleurs, de toutes formes, de tous styles. Vestiges d’un temps passé, d’un monde coupé de l’extérieur, réservé aux femmes, reliques de celles qui, un instant, ont retenu l’attention d’un homme, d’un roi. Paris est déjà loin que se dessine dans cet étrange et labyrinthique décor peuplé de vieilles et massives armoires en bois, le sérail du palais de Topkapi où règne Roxane (rayonnante Clotilde de Bayser), favorite d’Amurat, sultan sanguinaire et violent parti conquérir Babylone.
Dans cet univers féminin où se joue l’avenir d’une nation, où les intrigues se fomentent, un homme arriviste et manipulateur, le vizir Acomat (impeccable Denis Podalydès), a su se frayer un chemin en réveillant les ambitions de l’impérieuse maîtresse des lieux, légataire des pouvoirs décisionnaires. Froid, calculateur, sentant la disgrâce poindre son nez, il tente de sauver la tête de Bajazet (ténébreux Laurent Natrella), frère du sultan, en lui faisant épouser la magnifique et énamourée Roxane. Malheureusement pour lui, si l’homme sensé rêve de ceindre la couronne pour sortir l’empire Ottoman de la terreur, il n’est pas prêt pour cela à sacrifier les sentiments amoureux qu’il nourrit depuis l’enfance pour la douce et belle princesse Atalide (touchante Rebecca Marder). Bien malgré elle, la frêle jeune femme, dont s’est entiché le vizir, sert d’intermédiaire malheureux entre les différents protagonistes de ce jeu de dupes tragique.
De sa plume acérée, lyrique, Racine dissèque la passion amoureuse, en démontre les ravages. Cédant aux sirènes de l’orientalisme très à la mode au XVIIe siècle, il dépeint avec justesse et férocité, les désordres de la cour de Louis XIV Malheureusement, la beauté surannée et l’onirisme déclamatoires du texte, fait d’alexandrins et en de rares passages de vers de longueurs variables, ont bien du mal à nous charmer et à nous entraîner dans l’atmosphère ouatée, feutrée du sérail ottoman. C’était un pari audacieux et aventureux de la part d’Eric Ruf de monter au débotté cette pièce peu jouée du grand dramaturge français afin de remplacer dans l’urgence La Cruche cassée d’Heinrich von Kleist, déprogrammée après la défection du metteur en scène. Malgré une scénographie élégante, des robes magnifiques imaginées par Renato Bianchi, une mise en scène épurée et le jeu tout en finesse des comédiens du Français, le résultat est en demi-teinte, tant l’alambiquée intrigue, tant la pesanteur du phrasé, prennent le pas sur tout le reste et finissent par nous perdre dans un léger et doux ennui.
Dans ce monde de luxure où les secrets, les mensonges et les trahisons règnent en maître, Clotilde de Bayser et Denis Podalydès forment un duo dominateur, certes disparate mais fascinant. L’une est passionnée, orgueilleuse, rageuse, l’autre plus mesuré, plus machiavélique, plus lucide. Face à eux, le couple d’amoureux infortunés a bien du mal à exister. Si Rebecca Marder explose en femme sacrifiée, Laurent Natrella, bien qu’irréprochable, est empêtré dans un rôle finalement peu consistant. En servante dévouée, et malheureusement quasi-inexistante, une nouvelle fois, Anna Cervinka rayonne et attire par sa présence scénique lumineuse, tous les regards.
Loin de toute passion, ce Bajazet reste une œuvre racinienne difficile qui s’étire en longues et interminables tirades. Avec finesse et dans le temps imparti, Eric Ruf a su en tirer l’essence orientaliste qui ne suffit malheureusement pas à nous subjuguer tout à fait. Dommage !
Olivier Frégaville-Gratian d’Aire
Bajazet de Jean Racine
Comédie Française-Théâtre du Vieux Colombier
21, rue du Vieux Colombier
75006 Paris
jusqu’au 7 mai 2017
du mercredi au samedi à 20h30, les mardis à 19H et les dimanches à 15h
Durée estimée 2h15
Mise en scène et scénographie d’Éric Ruf assisté de Thomas Gendronneau et Caroline Franchet
Avec Alain Lenglet, Denis Podalydès ; Clotilde de Bayser, Laurent Natrella, Anna Cervinka, Rebecca Marder et Cécile Bouillot
Costumes de Renato Bianchi
Lumières de Franck Thévenon
Maquillages et coiffures de Catherine Bloquère
Son de Dominique Bataille
Collaboration artistique : Claude Mathieu
Crédit photos © Vincent Poncet