Sombre est le monde qui abandonne ses laissés-pour-compte sur le quai d’une gare désaffectée. Triste est l’existence qui se réfugie dans l’unique espérance d’un rêve toujours renouvelé jamais exaucé. Pourtant, c’est dans cet espoir vain q’une lueur d’humanité fait croire en un avenir meilleur. En se penchant avec beaucoup d’autodérision et d’humour noir sur le destin de ces déshérités, Hristo Boytchev signe une fable contemporaine intense et déroutante.
Sur quelques notes de Beethoven, une ombre erre dans le décor apocalyptique et nocturne d’une gare désaffectée. Tout semble endormi, presque abandonné. Des bouteilles vides, des papiers éparpillés par le vent, jonchent le sol. Deux tentes en mauvais plastique et un gros conteneur de déchets sont les derniers vestiges d’une vie qui semble depuis longtemps avoir désertée les lieux. Le jour se lève, la silhouette s’évapore. Lentement, quatre pauvres hères émergent de leur abri de fortune. Habillés de haillons, ils guettent l’arrivée du premier train. Ils se préparent à l’accueillir. Tels des comédiens chevronnés par des années de pratique, ils répètent inlassablement la même scène : se faire passer pour des passagers normaux, monter dans un wagon, échanger leurs valises vides avec celles pleines de voyageurs et redescendre.
Évidemment, jamais ils ne joueront véritablement cette saynète éculée, car jamais aucun train ne fera halte dans cette gare rayée des cartes. Pourtant, ces quatre laissés-pour-compte ne vivent que dans l’espoir qu’un jour peut-être un de ces monstres de fer qui les nargue quotidiennement s’arrête. Noyant leur rêve dans les fonds de bouteilles d’alcool rejetées sur les rails, cette femme, cet ex-chef d’orchestre, ce ex-monteur d’ours et cet ex-chef de gare survivent jusqu’au jour où le célèbre illusionniste Hari Oudini surgit sur le quai désaffecté, éjecté d’un train en marche.
De cette rencontre singulière et improbable, la possibilité d’une autre vie va renaître dans le cœur et l’âme de nos déshérités. Enfin, ils vont pouvoir s’imaginer ailleurs hors de cette salle des pas perdus qui enferme depuis trop longtemps leur rêve, leur espérance. Petit à petit, le magicien va leur apprendre les ficelles de son métier : l’art de l’illusion et de la disparition.
Loin de s’appesantir sur le misérabilisme de la vie, avec cynisme et lucidité, Hristo Boytchev s’intéresse aux attentes des hommes face à un espoir vain, en l’occurence celle des Bulgares attendant impatiemment les bienfaits de leur entrée en Europe en 2000. Depuis le monde a changé, en adaptant cette fable sombre du dramaturge bulgare qui amène à réfléchir sur l’état du monde, sur le repli sociétal, Philippe Lanton ancre la pièce dans l’actualité brûlante des crises migratoires. Malheureusement, l’effet escompté n’est pas forcément au rendez-vous. Trop sage, trop sobre, la mise en scène n’arrive pas à nous happer dans le sillage noir et froid de ces trains à grande vitesse qui passent sans s’arrêter.
Heureusement, on se laisse séduire par la sincère authenticité et le charme désuet de la distribution. Philippe Dormoy est un savant fou flamboyant. Chef de troupe, il entraîne ses camarades dans son utopique espoir. Evelyne Pelletier, une paumée délicieuse et accorte. Christian Pageault, un mélancolique et dégingandé dompteur de bêtes sauvages. Bernard Bloch, un pathétique râleur au grand coeur. Et Olivier Cruveiller, un magicien, un peu branque, mais terriblement attachant.
Si l’on peut regretter l’ascétisme du décor, la sécheresse de la scénographie, on finit par se laisser porter par les illusions perdues de nos quatre protagonistes. Sur le fil, la magie surannée du texte captive et force nos esprits engourdis à nous ouvrir aux autres, nos consciences à voir autrement le monde…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Orchestre Titanic de Hristo Boytchev
Théâtre de l’Aquarium – La Cartoucherie
route du champ de manœuvre
75012 Paris
Jusqu’au 5 février 2017
du mardi au samedi à 20 h, le dimanche à 16 h (relâche exceptionnelle le mardi 24 janvier) durée 1 h 15
mise en scène Philippe Lanton assisté d’Emilie Prévosteau
texte traduit du bulgare par Iana-Maria Dontcheva (Éditions L’Espace d’un instant)
scénographie et lumière Yves Collet,
collaboration lumière Christelle Toussine
construction du décor Franck Lagaroje
son Thomas Carpentier
costumes Raffaëlle Bloch
conseiller illusion Nicolas Hédouin
avec Bernard Bloch, Olivier Cruveiller, Philippe Dormoy, Christian Pageault, Evelyne Pelletier
Crédit photos © Patrick Berger