Deux femmes. Deux mondes qui se cherchent, se rencontrent et s’entrechoquent. Deux entités qui se tordent, l’une d’un mouvement rond circulaire, l’autre parcourue de spasmes, de courants électriques. Prises dans un tournoiement incontrôlé, leur danse se fait frénétique avant de s’apaiser devenir hypnotique, catatonique. En nous prenant au piège de ces deux corps, l’un toupie humaine, l’autre abîmé, Rachid Ouramdane nous invite à découvrir la pluralité de nos sociétés en dressant le portrait de deux danseuses virtuoses. Séduits par une première partie tout en crescendo et singularité, certains spectateurs dont je suis, seront décontenancés par un final épuisant, lassant fait de redondance et de souvenirs lentement égrenés.
Sol et murs tendus de blanc forment l’étonnant cocon tout en rondeurs créé par Sylvain Giraudeau pour délimiter l’espace dévolu à la singulière pièce de danse à laquelle le spectateur est convié. Seuls deux agrès métalliques en forme de T viennent en casser l’harmonie. Les premières notes de musique rompent le silence et se répètent à l’envi. Extraites de la comédie musicale de William Wyler, Funny girl, elles nous plongent dans le New York des années 1920 et annoncent les entrées successives et imperceptiblement différentes des deux artistes et fidèles interprètes du chorégraphe : Lora Juodkaite et Annie Hanauer.
La première, chignon sévèrement tiré en arrière, en tenue noire moulant entièrement son corps du cou à la pointe de ses pieds, est lituanienne. La seconde, d’origine britannique, cheveux châtain clair, lâchés, porte pantalon souple, fluide et débardeur sombre, laissant apparaître ses bras nus. Particularité presque imperceptible tant la jeune femme maîtrise son corps avec prestesse et agilité, l’un de ses membres supérieurs est en partie prolongé d’une prothèse.
Pris au piège de cet étonnant ballet d’apparitions et de disparations, on se laisse doucement ensorceler, le sourire aux lèvres, par cet étrange jeu d’altérations itératives, imaginées et déclinées tout le long de cette pièce de danse par Rachid Ouramdane. Loin de suivre une ligne continue, le chorégraphe se joue des spectateurs, s’amuse à rompre l’harmonie, à casser les codes. Lentement, les deux artistes désolidarisent leur destin. L’une après l’autre, elles vont par leurs gestes, leurs mouvements raconter leur histoire, leur singularité.
Tout en rondeur et fluidité, Lora tord son corps, emmêle ses membres. Elle tourne, virevolte. Véritable toupie humaine, elle nous entraîne dans un tourbillon impétueux, vrillant, effréné qui jamais ne semble s’arrêter. Changeant de cadence, accélérant le mouvement, avant de le ralentir, la jeune femme nous étourdit. Fasciné par sa maitrise, sa virtuosité, on se laisse totalement hypnotiser par cette derviche équilibriste aux multiples postures. Si parfois, elle s’arrête dans les bras accueillants et réconfortant de sa comparse, elle finit toujours par repartir de plus belle, son corps semblant plus à l’aise dans la ronde perpétuelle, que dans le positionnement statique. Au fil du temps, toujours, elle nous plonge dans ses souvenirs d’enfant et aborde sa différence, sa force, sa vibrance. Dommage que les mots viennent trop tard. Noyés par une chorégraphie entre épure et magnétisme pesant, ils se perdent dans l’espace vide.
Mouvements saccadés, arrêtés, Annie oppose à Lora une danse plus rugueuse, plus douloureuse. Comme parcourue par un courant électrique, elle se tord, se distord. Puis vient l’apaisement, le corps se calme, devient souple et chaloupe. De sa particularité, de son handicap, elle ne dit mot. Appendice étranger, peut-être pour notre regard curieux, mais pas pour elle. Il fait partie d’elle. Il l’emporte dans une folle farandole, soulignée par la voix rauque, chaude, envoûtante de Nina Simone. Un moment de grâce, sublime, qui aurait pu clôturer merveilleusement bien cet hallucinant spectacle.
Pris dans le tournoiement incessant de ses interprètes et dans sa volonté de répéter inlassablement figures et mouvements, Rachid Ouramdane n’a pas su s’arrêter, mettre un point final, magistral, à cette pièce dansée. Il en résulte une seconde partie tout aussi hypnotisante, mais interminable et lassante. La virtuosité des interprètes, l’image fascinante de cette femme toupie, ne suffissent plus à maintenir l’intérêt. Dommage !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Tordre de Rachid Ouramdane
Théâtre de la Ville – Théâtre de la Cité universitaire
Boulevard Jourdan
75014 Paris
Jusqu’au 10 novembre 2016
du jeudi 3 au samedi 5 novembre 2016 – 20h30
du lundi 7 au jeudi 10 novembre 2016 – 20h30
conception & chorégraphie de Rachid Ouramdane
lumières de Stéphane Graillot
décors de Sylvain Giraudeau
avec Annie Hanauer & Lora Juodkaite
Crédit photos © Patrick Imbert