Tonitruant, la faconde prolifique, le charisme magnétique, mélancolique, Pierre Brasseur, sous les traits mimétiques de son petit-fils Alexandre, nous invite dans les coulisses insolites d’un chef d’œuvre, Les enfants du Paradis. Dans son sillage, on vit le quotidien de cette France occupée, divisée, à feux et à sang. On côtoie les grands noms du cinéma d’antan, d’Arletty à Barrault, en passant par les parias du régime nazi, Kosma, Carné et Prévert. On découvre leurs blessures, leurs fêlures. Ainsi une heure durant, on est emporté par la poésie des mots, le tourbillon des souvenirs et l’ensorcelante voix d’un comédien devenu légende.
De dos, une femme nue pose. Les courbes généreuses, offertes au regard de tous, elle tente de rester immobile. Une voix grave, rauque rompt le silence. C’est celle de Pierre Brasseur (fantastique Alexandre Brasseur). Nous sommes dans son atelier d’artiste, recréé habilement par Jean Haas. Amoureux des femmes, il se délecte de reproduire sur toile leur corps dénudé et d’offrir ensuite les tableaux à ses conquêtes. Jouisseur, hédoniste, il mord la vie à pleines dents. Pourtant, un voile sombre passe parfois sur son visage. Le sourire s’efface, le regard espiègle, séducteur, s’évanouit. Les souvenirs de sa carrière passée l’assaillent, le troublent, l’emportent dans un temps révolu.
Mélancolique, désenchanté, il se remémore cette période étrange de sa vie où comédien magnétique et acteur reconnu, il intègre l’équipe du film Les Funambules qui entrera dans la légende du 7ème art sous le titre plus poétique, Les Enfants du Paradis. Le tournage est épique. La France est alors coupée en deux. La guerre fait rage. La censure de Vichy guette toutes les déviances et rend quasi impossible la production cinématographique. Marcel Carné, homosexuel non affiché, tient bon. Vent debout, aidé de Jacques Prévert (dialogues), anti-militariste connu, de Joseph Kosma (musique) et Alexandre Trauner (décor), tous deux juifs de confession, il mène son projet à bien malgré les menaces, la dureté de la vie, le climat féroce et cruel qui règne. Jamais, il ne cède, toujours il avance. C’est cette aventure humaine hors du commun que conte Pierre Brasseur, avec la même poésie qui habite le film.
Forçant notre imaginaire, il nous emmène à la rencontre de tous les protagonistes de cet éprouvant tournage. Ainsi, on croit entendre la voix gouailleuse d’Arletty, voir le sourire lunaire, presque effacé de Jean-Louis Barrault. D’un Paris occupé par les nazis à un mas provençal perdu dans une nature verdoyante, il nous entraîne dans un pays blessé, terriblement inhospitalier où la nature féroce d’un peuple soumis ne demande qu’à se réveiller avec une violence inouïe. Il aborde avec pudeur et amusement les amours allemandes de celle qu’il appelle Arlette, qui lui ont valu des ennuis judiciaires à la libération, et avec virulence et honte, la tonte forcée, barbare de celles qui furent baptisées les « collaboratrices à l’horizontale ».
Grâce à la plume passionnée et ciselée de Daniel Colas, on plonge dans ce monde apocalyptique de la seconde guerre mondiale, dans cet univers fascinant de la création artistique. Inspiré par la beauté visuelle et onirique des Enfants du paradis, il livre un monologue émouvant et drôle, un portrait d’une épopée cinématographique unique et exceptionnelle, l’histoire d’un rêve devenu réalité dans une France endolorie et attristée.
Qui mieux qu’Alexandre, le petit-fils de Pierre Brasseur, pouvait redonner vie à cette figure de légende, ce comédien intense et flamboyant ? Leur ressemblance physique, leurs voix rauques si proches, leurs statures, gravaient dans le marbre cette évidence. Porteur du projet, cet enfant de la balle, descendant d’une longue lignée d’artistes, est dans les mémoires de son grand-père comme un poisson dans l’eau. Il semble avoir vécu toutes ses anecdotes, tous ces moments tragiques, qui ont inscrit les Enfants du Paradis au panthéon mondial des films.
Amoureux du théâtre et du cinéma, venez à la rencontre de ce comédien hâbleur, de ce saltimbanque grandiloquent et lyrique, et écoutez ce très beau plaidoyer sur la liberté artistique.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Écrit et mis en scène par Daniel Colas
Théâtre du Petit Saint-Martin
17 Rue René Boulanger
75010 Paris
Jusqu’au 31 décembre 2016
Du mardi au samedi 19h ou 21h en alternance. Samedi 17h en alternance.
Durée 1h
D’après une idée de et avec Alexandre Brasseur
Mise en scène de Daniel Colas assisté de Stéphanie Froeliger
Avec Cléo Sénia.
Décors de Jean Haas
Costumes de Jean-Daniel Vuillermoz
Lumières de Kevin Daufresne
Musique de Stéphane Green
Vidéo d’Olivier Bemer
Crédit photos © Juliette Brasseur