Les mots coulent, fluides, chantant. Ils virevoltent et remplissent la scène de leur humanité, de leur piquant et de leur férocité. Ils nous emmènent au-delà des murs du théâtre dans un voyage immobile sur les routes de France, au cœur des Pyrénées, ou au bord de l’océan. Précis, vivants, ils stimulent notre imagination et esquissent sous nos yeux paysages et gens. En adaptant le carnet de Voyage de Victor Hugo consacré à l’été 1843, Sylvie Blotnikas signe une pièce délicate, intelligente et terriblement drôle qui nous transporte dans le temps et l’espace. Subtil et habité, Julien Rochefort campe un Hugo élégant, insouciant, brillant.
Alors que la salle est plongée dans le noir, une voix de femme retentit. Elle résonne dans le silence. En quelques mots, elle met en perspective le récit qui va nous être conté. On est au mois de juillet 1843. Victor Hugo, comme chaque été, quitte Paris à la découverte des belles provinces de France. C’est aussi, pour lui, l’occasion de s’évader de son mariage et d’emmener dans ses pérégrinations sa jolie maîtresse, Juliette Drouet. Pourtant, d’elle, il ne reste rien dans les carnets de voyage du grand homme. Elle est une silhouette fantomatique dont la présence est cachée afin de ne blesser personne, et surtout pas la famille du dramaturge. Bien que lointaine et éparpillée, cette dernière reste constamment dans le cœur et les pensées du poète. En témoigne la correspondance qu’il entretient avec sa femme et ses quatre enfants grâce à la poste restante, et qui vient ponctuer les anecdotes et les longues et magnifiques descriptions de l’auteur.
Sur une scène presque nue, un tabouret et une flasque d’eau servent d’unique décor, Apparaît une silhouette longiligne. Portant un costume sobre rappelant les redingotes et fracs que portaient les hommes élégants au XIXe siècle, Victor Hugo (charismatique Julien Rochefort) fait son entrée. Nous prenant à témoins, il livre ses premières impressions du voyage qui l’emmène de Paris à Bordeaux. De son œil critique et observateur, de sa plume acérée et drôle, il décrit en quelques mots les villes qu’il traverse. Le récit tourne court et se résume le plus souvent à l’auberge qui sert de relais et au repas qu’il y fait. Dès les premiers mots, la langue du dramaturge nous saisit par sa beauté, sa précision et son humour caustique. Fin observateur, curieux des gens qu’il rencontre, il dépeint la France qu’il traverse avec beaucoup de finesse, de spontanéité et de drôlerie. Ainsi, il ne peut s’empêcher d’égratigner le confort très relatif des malles-postes par cette phrase terrible et mordante : « il faut être un voyageur endurci et coriace pour se trouver à l’aise sur l’impériale de la diligence Dotézac […]. Je n’avais de ma vie, rencontré une banquette rembourrée avec cette férocité. »
Riche, poétique, pittoresque, l’écriture de Victor Hugo nous entraîne en Espagne, au bord de l’océan, puis au cœur des Pyrénées. Les descriptions sont tellement précises, tellement imagées, que les paysages semblent se dessiner sur les murs noirs de la salle. Les personnes qu’il croise semblent émerger çà et là. La plume légère et gaie nous embarque ainsi au côté du dramaturge dans une France depuis longtemps disparue.
En adaptant, sous forme de monologue, le journal de voyage inachevé de l’écrivain, Sylvie Blotnikas donne littéralement vie à ce texte rare. S’imprégnant du génie pictural et descriptif de Victor Hugo, elle signe une pièce humaine, truculente et intense où les mots chantent et enivrent. Elle nous entraîne dans le sillage du dramaturge, au plus près de ses pensées. On ressent sa joie, sa bonne humeur, son amusement face aux aléas du voyage, l’amour passionnel qu’il porte à sa fille aînée, Léopoldine, la profonde tristesse qui déchire son âme quand il apprend, par hasard, en lisant le journal dans un café de Rochefort – dernière étape de son périple de près de deux mois – la mort par noyade de celle-ci.
En endossant le rôle du tonitruant dramaturge, Julien Rochefort dévoile une facette plus familière, plus intime du personnage. Il se glisse dans la peau de l’homme, du père de famille, du voyageur. Totalement habité par le bon vivant qu’était Hugo, il livre une interprétation au cordeau, nuançant avec finesse les humeurs de l’écrivain, ses faiblesses, ses émerveillements et surtout, son humour ravageur.
Redonnant vie à Victor Hugo et à son journal de voyage, ce « seul-en-scène » permet de (re)découvrir la richesse de la langue française ainsi que la prose subtile de nos auteurs… Un moment hors du temps et de l’espace, à saisir sans délai !…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Pyrénées ou le voyage de l’été 1843 de Victor Hugo
Théâtre du Lucernaire
53, rue Notre-Dame des Champs
75006 Paris
jusqu’au 8 octobre 2016
du mardi au samedi à 19h
adaptation et mise en scène de Sylvie Blotnikas
avec Julien Rochefort
lumières de Laurent Béal
Crédit photos © Fabienne Rappeneau