Au-delà des mots crus, féroces, douloureux, le silence est une blessure des plus mortifères. C’est le terrible et cruel constat que font Marguerite et Emile. Unis par la solitude qui les ronge, cette femme et cet homme vieillissant semblent incapables d’exprimer leurs sentiments autrement que dans la haine et le désamour. Coups bas, paroles malveillantes, violences rentrées, ils se permettent le pire, faute d’essayer de se comprendre, de s’apprivoiser. Avec infinie précaution et trop grand tact, Myriam Boyer et Jean Benguigui se glissent dans la peau de ce couple moribond, mythiquement interprété sur grand écran par Simone Signoret et Jean Gabin. Malgré un jeu intense et criant de vérité, faute d’une mise en scène éclairée et détachée du film, Ce Chat là ronronne gentiment mais ne rugit pas, ne griffe pas… Quel gâchis !
Dans le décor d’un appartement petit bourgeois des années 1960-1970, meubles de cuisine en formica et fauteuils de salon en velours peau de pêche avachis, un homme trapu, bourru, fait son apparition. La mine grave, le regard triste, il tient dans ses bras le cadavre d’un chat, son chat. Affligé par cette perte dont il soupçonne Marguerite (touchante Myriam Boyer), sa femme, d’être responsable, Emile (émouvant Jean Benguigui) sent la haine monter en lui avec une force froide, une violence implacable. C’est le point de non- retour, l’acte fondateur d’une déclaration de guerre entre les deux époux, que rien ne pourra arrêter, exceptée la mort de l’un d’entre eux.
Mais comment ce désamour, cette animosité, ce ressentiment agressif est-il né ? En nous entraînant dans une succession de flashes-back, Didier Long nous aide à comprendre comment, insidieusement, le mal s’est installé entre ces deux êtres que tout oppose. Elle est issue de la bourgeoisie provinciale, catholique et à cheval sur les convenances, qui fantasme sa jeunesse dorée et vit dans un mensonge qui redore le blason quelque peu entaché par les frasques de son père. Il est d’un milieu modeste, ouvrier de son état. Elle est ruinée, suite à la perte de la biscuiterie familiale, isolée dans un monde en pleine mutation qui abîme et détruit ses derniers souvenirs, ses dernières illusions. Lui est un veuf inconsolable, un homme rustique, qui vit chichement en sous-louant une chambre dans un immeuble voisin.
Entre incompréhension, malentendu, mal-être vissé à la peau, bon an, mal an, ils vont unir leurs solitudes et leurs désespérances. Mariés à la va-vite, plus par opportunisme que par amour, la graine du ressenti est déjà semée. Le quotidien va servir d’engrais, les travers de chacun de terreau. En quelques mois, ce huis-clos va devenir insoutenable, étouffant, glaçant. Les invectives, les reproches remplacent les gentillesses et les paroles amicales. Les regards malveillants, assassins, les douces pensées et les gestes tendres.
Bourreau et victime l’un de l’autre, ils vont se pourrir un peu plus chaque jour l’existence, jusqu’au point de non-retour où le désamour et la rancune deviennent indicibles et impossibles à exprimer. C’est donc dans un silence mortifère, à coups de petits mots brefs, écrits sur papier et jetés en pleine figure, qu’ils continuent de (sur)vivre ensemble. Mais derrière cette terrible et implacable haine, n’y a-t-il pas plutôt une incapacité à aimer, à communiquer, à ouvrir son cœur ?
En collant au roman de Georges Simenon afin d’essayer de s’éloigner le plus possible du chef-d’œuvre de Pierre Granier-Deferre, Didier Long tente le pari impossible de livrer une version autre de ce glacial, sournois et cruel conflit. C’est malheureusement loin d’être réussi. Faute d’un éclairage nouveau, d’une mise en scène enlevée, il achoppe et signe une adaptation bien sage qui manque de piquant et d’émotion. S’il ausculte au plus près le sel de ce drame et la psychologie abîmée des deux personnages, il n’arrive que rarement à faire ressentir la douleur du couple, sa violence rentrée. La confrontation silencieuse entre Marguerite et Emile, qui sert de premier round aux deux époux, est certainement la scène la plus réussie et la plus forte. Les deux comédiens sont parfaits d’authenticité et de réalisme. Leur jeu juste et habile nous prend à la gorge, nous bouleverse. Tout est dit sans un mot, sans une parole. Ces moments, où les sentiments sont palpables, sont malheureusement trop rares pour nous tenir en haleine et éviter l’ennui d’une mécanique trop bien huilée.
Et c’est bien dommage car sur scène, Myriam Boyer et Jean Benguigui incarnent à la perfection ce couple au bord de l’explosion, incapable de vivre l’un sans l’autre. Elle, tout en retenue, est une Marguerite blessée par la vie, par les non-dits, trop fière de son pedigree pour s’abaisser à reconnaître ses torts. Lui est un être à vif, doux et touchant, qui cache derrière un ton bourru sa vraie personnalité. L’un face à l’autre, l’un contre l’autre, ils donnent vie à ces deux âmes déchirées qui voient dans la fuite en avant le seul moyen de s’aimer. Seul bémol, pourquoi avoir grimé Myriam Boyer en copie de Simone Signoret ? Ce choix discutable dessert la comédienne, épatante au demeurant.
Ainsi, on sort gêné du théâtre de l’Atelier, pris entre plusieurs sentiments : charmé par deux artistes fascinants, irrité par une créativité trop fade, et confondu d’avoir l’envie irrépressible de revoir le film, comme pour effacer l’adaptation que l’on vient voir… Le rendez-vous est manqué… Dommage !…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Le chat de Georges Simenon
Théâtre de l’Atelier
1, Place Charles Dullin
75018 Paris
à partir du 6 septembre 2016
Du mardi au samedi à 21h00 et le dimanche à 15h00
durée 1h30
Adaptation théâtrale de Christian Lyon et Blandine Stintzy
Mise en scène de Didier Long
Assisté de Julie Marboeuf
Avec Myriam Boyer et Jean Benguigui
Crédit photos © CinéWatt