Les répliquent fusent, féroces, acides. Elles cinglent l’air confiné, étouffant, de cette maison battue par la pluie et les vents à flanc d’une colline irlandaise. Enfermées dans cette ruralité crasseuse, dans un drame familial sombre et cruel, une mère et sa fille s’écharpent et se pourrissent l’existence sans relâche, sans trêve, se tuant à petit feu. C’est ce quotidien, sombre, suffocant, que met en scène avec fine dérision et malin plaisir Sophie Parel, en adaptant la farce noire et funeste du dramaturge anglais Martin McDonagh. Porté par 4 comédiens épatants, ce huis-clos psychologique à l’implacable et inévitable rythmique est un bijou de cynisme, terriblement drôle, à déguster sans modération aucune…
Dans une obscurité quasi parfaite, le son d’une vieille télé crépite. Les images éclairent par intermittence le visage parcheminé d’une vieille dame grabataire (extraordinaire Catherine Salviat), avachie sur un fauteuil roulant. Progressivement, une lumière froide inonde le plateau, dévoilant l’intérieur sommaire et vieillot d’une triste bicoque. Une table en formica usée, deux chaises, un espace de cuisine réduit à sa plus simple expression – un vieil évier en inox, une plaque de feux électriques, quelques placards poussiéreux et crasseux, faits de bric et de broc– servent de décor au terrible drame qui se trame sous nos yeux. Côté jardin, une porte en bois, fine et étroite, est le seul et unique moyen pour fuir cet endroit glacial et glaçant qu’un pauvre poêle en émail n’arrive pas à réchauffer. Derrière, une silhouette apparaît. C’est celle de Maureen (fascinante Sophie Parel), la plus jeune des filles de la maison.
La quarantaine flamboyante, tenue sexy, corps d’adolescente, cette dernière aurait tout pour être comblée : pourtant, elle est encore vierge. Malheureusement, elle semble enchaînée à sa vieille mère, l’acariâtre Mag. Entre les deux femmes, une haine féroce et une exaspération farouche se sont installées. Formant un vieux couple que la détestation de l’autre unit avec une force indestructible, elles s’invectivent et s’empoisonnent l’existence. Jalouse de la jeunesse de sa fille, Mag fait tout son possible, avec une délectation jouissive, pour la rabaisser, la blesser, lui rendre le quotidien le plus détestable possible. Afin de se préserver, la jolie Maureen est devenue aux yeux de tout le village une femme froide, à la carapace épaisse. Rembarrant avec violence et cruauté sa revêche, atrabilaire et insupportable génitrice, la jolie plante de Leenane s’assèche de jour en jour et avec elle, l’espoir d’avoir droit à sa part de bonheur et de liberté.
Dans ce climat délétère, dans cette ambiance « clochemerlienne », deux hommes, deux frères, deux voisins, vont venir chambouler le précaire équilibre et exacerber les tensions entre les deux femmes. Le beau et pataud Pat Douley (émouvant Gregori Baquet) incarne le prince charmant qui pourrait sauver cette reine de beauté quelque peu défraîchie, et le « beauf » et lourdaud Ray (fantastique Arnaud Dupont), l’arme du funeste destin.
En adaptant cette sombre farce du dramaturge Martin McDonagh, qui nous plonge au cœur de la détresse humaine, dans son sordide quotidien, Sophie Parel signe un thriller psychologique ingénieux, à l’humour dévastateur. Rythmant par de cocasses scènes ce drame sourd, elle entraîne le public à la rencontre d’âmes noires qui n’ont d’échappatoire que dans l’annihilement de l’autre. Forçant le trait gouailleur des personnages, elle s’amuse des situations et souligne avec une dérision parfaitement dosée, ce règlement de compte familial sous haute tension.
Mais la magie de cette pièce tient beaucoup à la qualité de sa distribution. En premier lieu, citons l’interprétation irrésistible de Catherine Salvat. Cheveux gras, portant robe de chambre informe, la comédienne du Français se délecte à jouer cette Tatie Danièle irlandaise. Parfaite en méchante femme, elle passe avec aisance de la victime au bourreau dans le seul but d’anéantir à jamais les rêves de sa fille. Arnaud Dupont est terriblement drôle en garçon ahuri et « bas de plafond ». Ses apparitions, toutes plus drôles les unes que les autres, offrent une respiration salvatrice à cet oppressant huis-clos. Gregori Baquet est touchant dans le rôle de l’amoureux transi qui, après plus de vingt ans d’attente, finit enfin à passer une nuit avec la fille de ses fantasmes d’adolescence, sa Reine de beauté de Leenane. Quant à Sophie Parel, elle est somptueuse en femme fatale, bouleversante en fille blessée, humiliée à loisir par une mère odieuse qui ne voit en elle que son bâton de vieillesse.
En un mot, courez découvrir cette pièce vénéneuse et drôle où l’on déguste avec gourmandise de savoureuses répliques… Jouissif !…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La reine de beauté de Leenane De Martin McDonagh
Théâtre du Lucernaire
53 rue Notre-Dame-des-Champs
75006 Paris
jusqu’au 16 octobre 2016
du mardi au samedi 19h et le dimanche 15h
durée 1h15
Traduction Gildas Bourdet
Mise en scène Sophie Parel
Avec Catherine Salviat, sociétaire honoraire de la Comédie-Française, Grégori Baquet, Sophie Parel et Arnaud Dupont
lumières d’Antonio de Carvalho
musique de Virgile Desfosses
décor et costumes de Philippe Varache
Crédit photos © David Krüger