La musique est entêtante, envoûtante. Elle prend aux tripes, à l’âme. Les gestes sont hypnotiques, magnétiques. Ils nous touchent au cœur, nous bouleversent. Le moment semble suspendu, hors du temps. C’est une invitation au voyage dans un pays lointain où la mort rôde, où la guerre est le quotidien, une plongée dans les us et coutumes d’un peuple où on s’interroge sur la place de la femme. En puisant dans les traditions de ses ancêtres, Ali Chahrour signe une pièce chorégraphique vibrante, mystique où le céleste l’emporte sur l’humain.
Sur une scène dépouillée, au dessus de laquelle flotte un immense ballon lumineux, Ali Chahrour s’avance. Il s’incline. Le moment est solennel. Il y a deux jours que le drame c’est produit à Nice. D’origine libanaise, le jeune chorégraphe ne pouvait pas l’occulter. S’intéressant aux rituels funéraires chiites, il a souhaité rendre hommage à sa façon à toutes les victimes du terrorisme qui tombent tous les jours que ce soit à Beyrouth, à Bagdad, à Orlando ou à Nice en proposant une minute d’applaudissement pour la vie. Aussitôt, comme un seul homme, le public s’exécute. Des centaines de claquements de mains envahissent la cour du cloître des Célestins.
Puis, un pesant silence se fait. Deux femmes (Rania Al Rafei et Yumna Marwan) entrent sur scène. Elle s’approche du globe en suspension dans les airs, sorte de lune fictive. Dos au public, elle quitte leurs vêtements civils pour revêtir leurs habits de scène, noir ébène, composé notamment de longues robes couvrant non seulement leurschevilles mais aussi la pointe de leurs pieds. Fantômes d’un autre monde, elles sont des ombres noires aux cheveux longs, très longs.
Débute alors une longue litanie, un récit sur l’absence, la séparation, la mort, en 5 parties. Une voix s’élève, rauque, chaude. C’est celle d’Oum Kalsoum, célèbre diva égyptienne. Le rite peut commencer. Les deux femmes s’avancent face au public. Elles sont prêtes. L’heure du deuil, de l’absence éternelle à sonner. De leurs poings serrés, ou de leur mains ouvertes, elles cinglent leur poitrine. Elles frappent encore et encore. A l’instar des pleureuses chiites, elles intensifient le mouvement. Il devient violence, dureté. A convoquer les morts, elles attirent nos compassions. Le claquement résonne contre les pierres claires du cloître et dans nos cœurs. Profondément touché par ce douloureux ballet, le public semble hypnotisé, magnétisé par cette gestuelle rythmique. Avec le temps, la danse devient transe. Les corps des deux femmes semblent se perdre dans l’espace. Ils s’attirent, se rapprochent, puis s’unissent.
Fort d’un lourd passif culturel, Ali Chahrour interroge ses croyances, ses traditions, la place de la femme, le port du voile. Dans sa quête vers un idéal réinventé où le modernisme ne gomme pas le séculaire, il en appelle au mysticisme féminin, aux figures divines des mondes anciens et modernes. Il passe ainsi de la fille du prophète à une diva connue internationalement et vénérée par tout un peuple, mais sans jamais de se départir d’une tristesse sourde qui envahit l’espace.
Plus le dénouement approche, plus les deux corps de femmes semblent disparaître, sous un voile, derrière un maquillage trop appuyé ou sous le poids du chagrin. Ils tendent à se confondre en une seule entité, une veuve noire, une pleureuse. Dans ce dernier mouvement, dans cette dernière prison, les danseuses libèrent enfin leurs âmes dans un dernier souffle puissant, bouleversant.
Passionné par l’histoire de son pays, Ali Chahrour se nourrit de la richesse des mouvements rituels pour composer une ode sombre à la mort. Poussant la danse dans ses extrémités, dans une ivresse des gestes, il libère le corps de la femme de ses entraves, le maltraite semblant oublier l’enveloppe charnelle et ne penser qu’à la spirituelle. Si parfois on souffre pour ces femmes qui se flagellent, se frappent avec intensité et force, on ne peut qu’être totalement fasciné par l’écriture chorégraphie du jeune libanais. Dubitatif parfois, touché dans sa chair, le public sort conquis et bouleversé de cette expérience unique et fort intéressante qui l’emmène sur des sentiers encore à défricher…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Avignon
Fatmeh d’Ali Chahrour
Festival IN d’Avignon
Cloître des célestins
Place des Corps Saints
84000 Avignon
Du 16 au 18 juillet 2016 à 22h
Durée 55 min
Chorégraphie d’Ali Chahrour assisté de Haera Slim
Scénographie de Nathalie Harb
Musique de Sary Moussa
Lumière de Guilaume Tesson
Costumes de Bird on a Wire
Avec Rania Al Rafei, Yumna Marwan
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage