Quelle étrange farce se joue devant nos yeux ? Quels sombres complots se trament sous les cintres décatis du magnifique théâtre des Bouffes du Nord ? Une bouffonnerie noire, sarcastique, en tout point délectable, pour sûr, d’autant qu’elle est signée Molière et Lully. Mêlant hardiment musique et théâtre, la pièce séduit par sa folle rythmique, sa mise en scène ciselée, cadencée et par l’incroyable énergie déployée par les comédiens. Un bijou lyrique et burlesque qu’on déguste avec grand plaisir !...
Sur scène, témoins et acteurs de la dramatique et sombre mascarade qui va se jouer, les musiciens des Arts florissants font chanter leurs instruments sur un air baroque. Alors qu’un chassé-croisé frénétique voit les différents protagonistes de l’histoire échanger quelques mots, quelques regards, une voix de soprano (celle magnétique de Claire Debono) s’élève. La comédie a commencé. Loin d’être décoratifs, chants et ballets participent à la dramaturgie, en sont un élément clé. Bien que difficilement audibles, les paroles sont un prélude à l’histoire qui va nous être contée. Elle contextualise la sombre farce dont Monsieur de Pourceaugnac (étonnant Gilles Privat) va être la victime.
Riche limougeaud, l’homme débarque de sa cambrousse natale pour épouser Julie (délicate Juliette Leger) une jeune et jolie parisienne. Eprise d’Oreste (charmant Guillaume Ravoire), cette dernière ferait n’importe quoi pour éviter cette union tant désirée par son père, le vieux Oronte (fantastique Alain Trétout). Les deux amoureux aux désespoirs confient le soin d’empêcher ce funeste mariage à deux intrigants : le napolitain Sbrigani (fascinant Daniel San Pedro) et la trouble Nérine (épatante Clémence Boué). Maîtres du jeu démoniaques, les deux compères vont tout faire pour empêcher la rencontre quitte à pousser le pauvre Pourceaugnac à la démence. Cruels, ils ne vont reculer devant aucun stratagème : de faux médecins vont tenter de le faire passer pour fou ; de fictifs marchands étrangers pour un escroc patenté ; de folles amantes pour un époux qui bafoue le mariage ; etc. Sans lui laisser le moindre répit, ils vont truffer le parcours du provincial d’obstacles et d’épines l’obligeant à quitter la capitale travesti afin d’échapper à une irréelle potence.
La mécanique imaginée par Molière est implacable et cruelle. Elle s’abat avec violence sur le naïf homme de Limoges, égratignant, avec malice, les médecins de l’époque, les riches marchands rêvant de s’élever dans la société grâce à une alliance maritale avec la noblesse. En transposant cette farce crépusculaire dans les années 50, Clément Hervieu-Léger lui donne un souffle nouveau tout aussi sombre. C’est l’après-guerre, suspicion, délation, peur des autres, régissent une société figée, emprisonnée dans son entre soi, où l’étranger est vu d’un mauvais œil. Tout en gardant la sombre dramaturgie et le ressort comique de la mascarade, le metteur en scène crée un somptueux spectacle, plein de magie et de lyrisme. Il mêle avec virtuosité les émotions entraînant le public hilare dans un tourbillon effervescent, dans une rythmique effrénée.
Les décors, rappelant les tristes et gris immeubles parisiens, viennent souligner la terrible et hostile menace qui pèse sur Monsieur de Pourceaugnac. Avec ingéniosité, et des trouvailles plus folles les unes que les autres, il rehausse l’ensemble lui donnant un éclat singulier et envoûtant. Les robes aux couleurs chatoyantes, virevoltent. Les voix des comédiens s’entremêlent à celles des chanteurs. Les musiciens entrent dans la danse et participent à la bouffonnerie dont le provincial sera le dindon. Une voiture fait de drôle d’embardés. Et l’on boit un Spritz pour se donner du courage et faire ami-ami avec l’ennemi. La traque inquiétante devient burlesque, fascinante.
Ce bijou de drôlerie que l’on savoure avec malice doit beaucoup de son éclat à la fantastique troupe de la compagnie des Petits Champs. En habile comploteur, Daniel San Pedro est irrésistible. Le sourire enjôleur, il charme le pauvre Pourceaugnac le menant de charybde en Scylla. En malicieuse maquerelle, Clémence Boué est fascinante. Spirituelle, délurée et retors, elle ensorcelle et séduit. Face à ce duo de choc, les dindons de la farce sont plus graves. En père désirant accroître sa fortune au détriment du bonheur de sa fille, Alain Trétout déstabilise. Avec douceur, il campe un homme simple et crédule, perdu aux cœurs des intrigues. Quant à Gilles Privat, il est magistral. Il incarne un Pourceaugnac lumineux et humain. Jamais grotesque, il en fait un clown désemparé et authentique. Malmené tout au long de la pièce, sans vraiment comprendre ce qui lui arrive, il repart écorné mais digne, juste un peu moins croyant en la nature humaine. Fantastique !…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Monsieur de Pourceaugnac de Molière
Théâtre des Bouffes du Nord
37bis, Boulevard de la Chapelle
75010 Paris
Jusqu’au 9 juillet 2016
du mardi au samedi 20h30, séance supplémentaire le samedi à 15h30
durée 1h45
Comédie-ballet de Molière avec la musique de Lully
Mise en scène de Clément Hervieu-Léger
Direction musicale et conception musicale du spectacle de William Christie
Avec Erwin Aros, Clémence Boué, Cyril Costanzo, Claire Debono, Stéphane Facco, Matthieu Lécroart, Juliette Léger, Gilles Privat, Guillaume Ravoire, Daniel San Pedro, Alain Trétout
Et les musiciens des Arts Florissants
Direction et clavecin : Paolo Zanzu (représentations du 14 au 30 juin) et William Christie (représentations du 1er au 9 juillet)
Crédit photos © Fabienne Rappeneau