Le challenge était de taille, réunir deux pièces de Molière en une : l’aboutie et l’ébauche. Avec virtuosité, Hervé Pierre a relevé le défi en jouant des contrastes et des oppositions. Alors que George Dandin se dévoile sur son aspect le plus sombre, le plus crépusculaire, La Jalousie du barbouillé est un bijou de drôlerie et de pantomime. Prisonniers du carcan imposé par le metteur en scène dans une première partie qui manque de nuance et d’éclat, les comédiens survoltés s’amusent et invectivent le public dans une seconde partie « so » commedia dell’arte. Conquis sur le fil, on se délecte de la farce ultime, rock ‘n roll et enlevée…
Dans une lumière de clair obscur, un décor tout en bois apparaît. Loin des villes, des cités, George Dandin (épatant Jérôme Pouly) a installé sa maisonnée au cœur de la forêt. Riche par, il s’est acoquiné avec une famille de nobliaux désargentés. En échange de son soutien financier, les Sotenville (fantastiques Catherine Sauval et Alain Lenglet) ont accordé dédaigneusement à celui qu’il considère comme un pourceau, la main de leur fille, la charmante et jolie Angélique (douce Claire de la Rüe du Can) et un titre, celui de Monsieur de la Dandinière. Ainsi, tout semble sourire à l’homme heureux d’avoir réussi son élévation sociale et un beau mariage.
Pourtant, sous le trop éclatant vernis, des fissures apparaissent. George Dandin est un jaloux. N’arrivant pas à éveiller le moindre sentiment amoureux chez sa femme, il la soupçonne d’aller voir ailleurs des galants plus accorts. A raison d’ailleurs… la belle, aidée de son impertinente servante Claudine (formidable Rebecca Marder), se laisse courtiser avec gourmandise par le charmant Clitandre (fascinant Pierre Hancisse) dont le valet Lubin (magistral et impressionnant Noam Morgensztern) sert d’entremetteur. Alors qu’il tente de démasquer par trois fois son épouse infidèle et d’ouvrir par un flagrant délit les yeux de ses beaux parents sur la conduite de la gourgandine, George Dandin voit ses stratagèmes se retourner contre lui et le rendre plus sot et plus détestable qu’il n’est aux yeux des autres. Terrorisant son pauvre valet (inénarrable Simon Heine), il perd petit à petit pied et ne voit qu’une issue fatale au mal qui le ronge.
En s’intéressant à la partie sombre de la pièce, Hervé Pierre signe une comédie grinçante, voire cruelle où le dindon de la farce est raillé et les fautifs portés aux nues. La comédie de Molière, transposée au XIXe siècle, se révèle bien noire et morne. Sur fond de lutte des classes, la mise en scène souligne la monstruosité des mariages arrangés et des jeunes filles vendues pour éponger les dettes familiales. Opposant la morgue aristocratique à la naïveté paysanne, la farce manque d’éclats et de lustres. Seule l’intervention dynamique et drolatique, des deux serviteurs donnent de la vitalité à l’ensemble et réveille notre curiosité. Rayonnant, Noam Morgensztern campe un Lubin burlesque dont la présence enchante le public. La jeune et lumineuse Rebacca Marder donne du relief à son personnage dont elle accentue avec malice l’insolence et la hardiesse.
Cette trop sérieuse première partie est heureusement sauvée de l’ennui par l’étonnante idée d’Hervé Pierre : accoler à George Dandin, son esquisse théâtre, La Jalousie du Barbouillé. Sans changement de décor, sans que le rideau tombe, sans que le noir vienne casser la mise en scène, les deux pièces s’enchaînent avec ingéniosité. Enfin, libérés de leurs trop encombrants personnages, les comédiens du Français prennent un malin plaisir à lâcher prise. Entre improvisation délirante et commedia dell’arte réinventée, ils s’amusent, apostrophent les spectateurs, brocardent leur administrateur et scénographe (Eric Ruf, alors présent dans la salle) ainsi que leur metteur en scène. Ils gesticulent, grimacent, prennent des accents improbables et s’enlaidissent à loisir. Si tous nous séduisent, on est frappé une nouvelle fois par le fabuleux talent de Noam Morgenzstern. En étrange docteur confit de certitudes et de délirantes convictions, il est magistral. Ses mimiques et ses répliques font rire aux éclats.
Véritable show, cette seconde partie est une pantalonnade savoureuse et hilarante qui séduit et ensorcèle.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
George Dandin / La Jalousie du Barbouillé de Molière
Comédie-Française – Théâtre du Vieux-Colombier
21, Rue du Vieux Colombier
75006 Paris
Jusqu’au 26 juin 2016
du mardi au samedi 20h30 et le dimanche 15h
durée 2H05
Texte de Molière
Mise en scène d’Hervé Pierre
Avec Simon Eine, Alain Lenglet, Jérôme Pouly, Pierre Hancisse, Noam Morgensztern, Claire de La Rüe du Can, Rebecca Marder et Catherine Sauval
Scénographie et costumes d’Éric Ruf assistée de Dominique Schmitt et de Siegrid Petit-Imbert
Lumières de Christian Dubet
Musique originale de Vincent Leterme
Travail chorégraphique de Cécile Bon
Collaboration artistique de Laurence Kélépikis
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage, Coll. CF