Dans un espace clos au faux air de ring de boxe, trois individus, deux hommes et une femme, s’observent, se dissèquent, s’analysent, s’affrontent et se confrontent. Sous le regard inquisiteur des autres, les vernis craquent, les masques tombent. Au-delà des apparences, chacun se dévoile, exposant aux yeux de tous préjugés et certitudes. Après le jeu anodin de l’enfance, la réalité les rattrape, brutale, cruelle et violente. Malgré le style percutant et clinique de Clémence Weill et le brillant jeu du trio de comédiens, le texte dense et touffu est difficilement digérable. La belle mécanique s’enraye, le fil se distend et se perd, laissant le spectateur sur sa faim.
Dans une salle plongée dans le noir, seuls, trois imposants fauteuils, montrant leurs dos d’acier au public, sont éclairés. Des lumières rouges et des fumigènes viennent compléter cette scénographie digne de l’émission de télé-crochet the Voice. Le ton est donné. La scénographie, imaginée par Laurent Brethome vient souligner le texte de Clémence Weill et sa mise en abîme d’une société superficielle, dominée par une télévision omniprésente qui mime une réalité factice, chimérique et fantasmée.
Un bruit sourd, métallique, rompt le silence. Les sièges tournent sur eux-mêmes, dévoilant trois individus. Côté jardin, un homme d’une cinquantaine d’années (épatant Benoît Guibert), costume sombre, est sous le feu des projecteurs. Le regard scrutateur, il harangue le public. Tribun des temps modernes, la voix grave, il impose sa vision du monde et des gens qui l’entourent. Sa première cible se tient à sa gauche. C’est une femme (étonnante Julie Recoing). La trentaine épanouie, elle est nimbée d’un halo de lumière de moindre intensité. Chemisier noir échancré laissant apercevoir sa peau pâle, diaphane, « jean » moulant ses jambes fuselées, la silhouette semble androgyne. Seule, sa chevelure, longue, bouclée, souligne sa féminité. D’une oreille attentive, elle écoute le portrait qu’on dresse d’elle. Sourire aux lèvres, regard énigmatique, elle savoure les mots qui la définissent : pourtant, ces derniers sont autant de coups portés à son image de femme « mystère ». Ils la réduisent, minimisent ses atouts, la rendent presque transparente, commune.
A nouveau, un petit bruit mécanique, les éclairages changent et mettent en lumière d’autres personnages. La femme apparaît en pleine lumière. C’est à son tour d’être le censeur, le juge, de donner son avis sur le troisième protagoniste, un jeune homme (charismatique Thomas Rortais) au regard clair, aux allures d’artiste. Elle analyse son comportement désinvolte, sa personnalité. Tout s’enchaîne. Tour à tour, chacun passe sur la sellette, exposé au regard d’un autre, dévoilant des rêves inavoués, de fausses vérités.
Mais les apparences sont trompeuses. Sous la glace, derrière l’image figée, se cache un être de chair et de sang. Dans une seconde partie, les personnages quittent leur posture et leur siège pour se confronter au monde réel, à leur existence propre, loin du prisme déformé de la vision d’autrui. Le quotidien s’avère cruel, féroce. L’homme de cinquante ans perd de sa superbe. Le marché du travail le rattrape. Le licenciement pointe son nez : il a la jolie frimousse de la femme, pas si transparente que ça. Dure, implacable en DRH, son cœur s’affole devant le beau jeune homme, son amant d’un soir, ou d’un peu plus. Sans attache, ce dernier se préfère artiste fauché que gigolo.
Avec finesse, Clémence Weill dépeint le monde d’aujourd’hui, individualiste, névrosé. Elle signe un texte brillant et percutant qui est malheureusement trop touffu, trop dense. Son écriture ciselée, nerveuse, se perd dans les méandres d’un trop grand ensemble de situations et finit par laisser le spectateur sur la touche. Bien que sobre, la mise en scène de Laurent Brethome achoppe à rendre vivante cette partition trop étirée. La mise en abîme de notre société par le prisme de la télé-réalité est pourtant parfaitement orchestrée, nous renvoyant à nos propres démons. Le stratagème ne suffit pas à capter notre attention sur le long terme. Malgré une lutte acharnée où les propos captivent par leur intelligence, l’ennui finit par nous rattraper.
C’est d’autant plus dommage que le trio de comédiens est excellent. Benoît Guibert prête avec jubilation sa silhouette un peu empâtée à ce requin de la finance, ce cadre supérieur pétri de certitudes et qui finira désarçonné. Julie Recoing oscille entre magnétisme et apathie, livrant le visage d’une femme tour à tour froide ou séductrice. Quant à Thomas Rortais, il est impressionnant de candeur et de naturel. Sourire ravageur, démarche gracieuse, féline, il se révèle intense et vrai : une révélation !
Première pièce de Clémence Weill, Pierre. Ciseaux. Papier. a les défauts de ses qualités. Passionnant dans le fond, elle mériterait d’être recentrée, voire élaguée, afin de redonner souffle et force au propos terriblement actuel.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Pierre. Ciseaux. Papier. de Clémence Weill
Théâtre du Rond-Point – Salle Jean Tardieu
2 bis, Avenue Franklin Delano Roosevelt
75008 Paris
Jusqu’au 14 mai 2016
Du mardi au samedi 18h30
Durée 1h30
mise en scène et scénographie de Laurent Brethome assisté d’Anne-Lise Redais
avec Benoît Guibert, Julie Recoing, Thomas Rortais
musicien : Benjamin Furbacco
composition musicale d’Antoine Herniotte
dramaturgie de Daniel Hanivel
lumière de David Debrinay
costumes de Julie Lacaille
conseiller chorégraphique : Éric Lafosse
régie générale : Bastien Pétillar
Crédit photos © Philippe Bertheau / crédit illustration © Stéphane Trapier