Le verbe est beau, harmonieux. Le texte fluide, élégant, poétique. L’interprétation juste, magistrale, émouvante. Tout nous plonge dans la beauté des amours naissantes et tardives : la sobre et subtile mise en scène de Jean-Pierre Hané assisté de Philippe Fialho; le regard bleu intense et la présence lumineuse, douce, de Geneviève Casile et enfin la voix bougonne, la rugosité attachante de Jean-François Guilliet… Un joli moment de théâtre en somme.
La scène semble nue. Un arbre de métal, côté jardin, rappelle les jardins d’antan, les parcs propices aux promenades. Au centre, une estrade, bordée à l’arrière d’arceaux en acier verdi, inventive terrasse où l’on peut à loisir prendre le thé, dîner, boire un dernier verre devant le coucher de soleil en rêvant de prendre un Bateau pour Lipaïa. Côté cour, un banc de marbre, associé à une arche en fer gris, qui symbolise soit l’entrée d’une chapelle, d’un restaurant, soit un lieu abrité où l’on peut se reposer. Baignés par les lumières de Laurent Béal, les différents éléments du décor amovible imaginé par Delphine Brouard prennent des tonalités aériennes, simples nous plongeant au cœur d’une bourgade russe des bords de mer.
Alors que les notes douces, légères d’Erik Slabiak rompent le silence, une silhouette apparaît. Gracile, élégante, les cheveux blonds coupés au carré, Lidia (lumineuse Geneviève Casile) se promène le pas alerte. Nouvelle arrivée dans l’établissement de cure, elle cherche le médecin chef, un certain Rodion (acrimonieux Jean-François Guilliet). Entre eux, la rencontre va être explosive. Elle est volubile, impertinente, libre. Lui est bougon, râleur, misogyne. Tous deux prisonniers de leurs démons intérieurs : un fils mort à la guerre, un amant qui en a préféré une autre, une fille lointaine, distante, une femme si peu connue et disparue depuis longtemps.
Au fil des conversations, des rendez-vous impromptus, ces deux êtres vont s’attacher l’un à l’autre, vont apprendre à se comprendre, à s’aimer. Ils vont laisser l’autre s’approcher. Petit à petit, ils vont réunir leur solitude offrant à leur cœur vieilli un dernier et magique rayon de soleil.
Saisi par le charme suranné du texte d’Alexeï Arbuzov, on se laisse emporter par la délicatesse des mots, leur drôlerie, leur insolence, qui transcendent cette jolie histoire d’amour à l’ancienne. La mise en scène dépouillée de Jean-Pierre Hané en souligne la diaphane beauté, le jeu magistral des comédiens en sublime l’étonnante simplicité.
Monstre sacré, sociétaire honoraire de la Comédie Française, Geneviève Casile prête ses traits ciselés et sa silhouette aristocratique à la belle et effrontée Lidia. Elle lui donne charme et coquetterie. Elle séduit et charme de sa voix douce, claire, de son timbre cristallin, sensible. Tout en finesse, elle compose un personnage vibrant, lumineux à peine voilé d’une ombre triste, nostalgique. Face à elle, Jean-François Guilliet incarne avec aisance, cet homme accablé de solitude, blessé par les femmes. Rugueux au dehors, il devient moelleux, tendre quand on se rapproche du cœur. De bougon irascible, il se transforme au fil de la pièce en un bougon terriblement attachant.
Disons le tout net, on passe un délicieux moment en compagnie de ces deux magnifiques artistes. Avec plaisir, on se laisse guider sur cette carte du tendre onirique au pays des amours désuètes.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Le bateau pour Lipaïa de Alexeï Arbuzov
Vingtième Théâtre
7, Rue des Plâtrières
75020 Paris
du 12 Mai au 3 Juillet 2016
du jeudi au samedi à 19h30 et le dimanche à 15h00
Durée 1h20
Mise en scène : Jean-Pierre Hané, assisté de Philippe Fialho
Scénographie : Delphine Brouard
Création Lumière : Laurent Béal
Costumes : Virginie Houdinière
Musique : Éric Slabiack
Avec : Geneviève Casile, Jean-François Guilliet
Coréalisation Vingtième Théâtre et Les XV Tréteaux
crédit photos © Bruno Perroud