La nouvelle est tombée comme un couperet. Violente, brutale, crue, elle s’est affichée en lettres capitales sur l’écran sombre de mon téléphone : Ronit Elkabetz s’est éteinte mardi matin à l’âge de 51 ans, victime d’un cancer. Après le choc, la tristesse… Sa personnalité hors du commun, sa présence éclatante, ses engagements politiques, son talent brut, singulier, solaire et viscéral ont marqué à jamais le 7ème art et hissé le cinéma israélien au rang international. Adieu Ronit, donc, la maladie t’a emportée, si jeune, si belle, si vibrante, tu vas terriblement nous manquer.
Sa chevelure noir de jais, son sourire charmeur, enjôleur, son regard sombre, profond, rehaussé d’un trait charbonneux, s’imprimaient sur les pellicules avec force et passion. Sa voix rauque si reconnaissable, son accent rocailleux, chaud, envoûtaient et captaient l’attention du spectateur le plus réticent. Son visage anguleux, troublant – certains diront « taillé à la serpe » – était devenu, au fil des films, celui du renouveau du cinéma israélien. De sa présence lumineuse, radieuse, charismatique, Ronit Elkabetz personnifiait sur grand écran cette mouvance frémissante, engagée, montrant un pays autre, plus intime, plus humain, ancré dans le quotidien.
Enfance modeste
Femme de tête, tragédienne dans l’âme, flamme incandescente irradiant les salles obscures, la belle israélienne est née au cœur du désert, dans la ville de Beer Sheva, au sud de Jérusalem, non loin de la bande de Gaza. Issue d’un milieu modeste (père employé à la poste, mère coiffeuse), passionnée de mode, elle se destinait à être styliste. Le destin en a décidé autrement. En 1989, persuadée d’auditionner pour une publicité, la jeune mannequin dont le visage s’affiche en 4 par 3 mètres dans tout le pays, passe, en fait, quelques bouts d’essais pour un long métrage. Son charme, sa fébrilité, séduisent. Elle est retenue pour incarner le premier rôle féminin du film de Daniel Wachsmann, Le Prédestiné : une tentatrice, une femme mystère, qui bouleverse la vie d’un jeune homme, petit-fils d’un rabbin. Actrice née, elle impose sa présence éclatante sur grand écran. Comme elle le dira dans de nombreuses interviews, Ronit Elkabetz a enfin trouvé un sens à sa vie. Rapidement, tout s’enchaîne. Bien que sans formation, les rôles se suivent. Tous différents, ils dévoilent les multiples facettes d’une comédienne engagée, féministe, qui, par petites touches, s’impose comme le visage du renouveau cinématographique israélien. Amante, maîtresse, mère divorcée, femme corsetée dans une société patriarcale, la magnifique séfarade se glisse avec intensité dans la peau de tous ces personnages, défendant le droit des femmes.
Nouveau départ en France
Remarquée par de nombreux cinéastes compatriotes, riche de projets, en 1997, après avoir tourné Milim avec Amos Gitaï, Ronit Elkabetz décide de tout changer, de repartir à zéro. Elle quitte les terres d’Israël pour la France où elle est encore totalement inconnue. Le métier de comédienne viscéralement lié sa vie, Ronit Elkabetz intègre pour un stage d’un an la troupe d’Ariane Mnouchkine. Plus souvent dans les coulisses que sur les planches, l’israélienne est une combattante. Elle ne baissera jamais les bras et décroche un billet pour le festival OFF d’Avignon où elle incarne, sous la direction d’Ellen Melaver, Martha Graham, une alcoolique malade de 74 ans.
Retour au pays
Forte de cette douloureuse et formatrice épreuve, elle retourne en Israël au début des années 2000. Rayonnante, passionnée, Ronit Elkabetz retrouve très vite le chemin vers les studios de tournage. Ce retour au pays coïncide avec la percée du cinéma israélien sur la scène internationale. Après Mariage Tardif de Dover Kosashvili, Alila d’Amos Gitaï et Mon Trésor de Keren Yedaya, pour lequel elle montera pour la première fois les marches du Palais des festivals, à Cannes, elle s’impose comme une actrice incontournable au talent brut, inné, instinctif. Fer de lance de cette nouvelle vague qui s’affranchit de tout devoir de réserve quant à la politique du pays, ainsi que sur l’obligation de traiter du conflit israélo-palestinien, Ronit Elkabetz s’engage pour l’émancipation des femmes et pour le « vivre ensemble ».
Derrière la caméra
En 2004, le désir de passer derrière la caméra se fait plus présent. Elle s’associe avec son frère Shlomi et co-réalise Prendre Femme, le premier volet d’une trilogie inspirée de l’histoire de leur mère. Bouleversante, elle incarne le personnage de Vivianne, une femme prise au piège de la religion et d’une famille envahissante. Le tournage sera éprouvant, obligeant la comédienne à replonger dans ses souvenirs d’enfance. La présence de son frère, véritable double, lui aura permis de surmonter l’épreuve, de passer au-delà de la folie et d’irradier les salles obscures de sa présence.
Une entrée éblouissante dans la vie de cinéphile
C’est en décembre 2007 que l’incandescente israélienne rentre véritablement dans ma vie de cinéphile. Journaliste « santé » désabusé, passionné de cinéma, je commence une carrière de chroniqueur et critique sur différents sites internet. Marqué par une série de longs métrages estampillés Moyen-Orient – Paradise Now de Hany Abu-Assad ; Free Zone d’Amos Gitaï ; Caramel de Nadine Labaki ; Beaufort de Joseph Cedar ; etc. -, bouleversé par l’impressionnante prestation de Yaël Abecassis, dans Va, vis et deviens de Radu Mihaileanu, un film m’intrigue. Il ne semble pas » payer de mine « .
Sorti en fin d’année, La Visite de la fanfare d’Eran Kolirin, est une comédie sans prétention sur le conflit israélo-paléstinien : pour inaugurer un centre culturel arabe en terre d’Israël, la police égyptienne envoie sa fanfare. Suite à différents quiproquos, les musiciens, perdus au milieu du désert du Néguev, finissent par atterrir dans une petite bourgade, bien loin de leur destination. Sous l’impulsion d’une tenancière de bar énergique, le désastre est évité, chacun apprenant des autres : le choc est total. Le film, drôle, émouvant, est, contre toute attente, un succès international. Rejoignant, Tout sur ma mère de Pedro Almodovar, La Leçon de piano de Jane Campion, Dracula de Francis Ford Coppola, ou Tous les matins du monde d’Alain Corneau, au nombre de mes coups de cœur, le long métrage est un manifeste fascinant pour le « vivre ensemble ». Il va propulser définitivement Ronit Elkabetz au firmament cinématographique. Vibrante, humaine, rayonnante, elle crève littéralement l’écran.
Irrémédiablement charmé par la ténébreuse comédienne, un autre long métrage, quelques mois plus tard, viendra ancrer définitivement Ronit Elkabetz dans mon Panthéon des actrices. Intrigué par l’affiche des Sept Jours, deuxième opus de Ronit et Shlomi Elkabetz, sans réfléchir, je me glisse dans une salle obscure. Dans cette histoire de famille confrontée à la mort, dans ce huis-clos violent, brutal, imposé par les dogmes religieux, l’ardente israélienne s’impose. Sa voix, son regard, se fixe à jamais dans ma mémoire. En effet : selon le rite de la Shiv’ah, durant 7 jours, la famille proche doit se recueillir dans la maison du défunt sans avoir de contact avec l’extérieur, sans se laver. Très vite éclatent les tensions, trop longtemps contenues. Les mots dérapent, frappent, résonnent avec une force inouïe, salvatrice.
Une comédienne vibrante et passionnée
Pris dans les rets de la comédienne, je ne raterai plus aucun de ses films. Brune, passionnée, visage aux traits pointus, graves, elle ne pouvait que séduire son double français. C’est ainsi qu’elle incarne le personnage principal du premier long métrage réalisé par Fanny Ardant, Cendres & sang. Fascinante, Ronit Elkabetz ensorcèle aussi André Téchiné qui lui propose un second rôle de femme fatale, forte, dans La Fille du RER. A chaque fois, le talent et la prestance de la comédienne font mouche. Sa carrière entre Paris et Jérusalem s’envole, émaillée de grands films, intenses, profonds, qui questionnent toujours sur la place des femmes et des minorités dans la société.
Une artiste engagée
Engagée, combative, la comédienne n’a de cesse d’interroger les consciences, de faire évoluer les mentalités, même les plus conservatismes. Egérie des intellectuels israéliens qu’elle côtoie peu, elle milite et préfère graver sur pellicule les messages qu’elle souhaite faire passer. Ainsi, en 2014, la réalisatrice et son frère Shlomi clôturent la trilogie familiale avec Gett, le procès de Viviane Amsalem. Dans ce dernier opus, elle dénonce le manque cruel d’indépendance et de liberté de la femme dans la société israélienne, femme qui ne peut vivre sans homme, qu’il s’agisse du père, du frère ou du mari. En effet, tout ce qui concerne l’individu est géré par les tribunaux rabbiniques et non par les tribunaux civils. Ainsi, une femme ne peut divorcer qu’avec l’accord de son époux. Si ce dernier refuse, elle ne peut obtenir la séparation. Encore une fois, la comédienne est époustouflante dans ce tragique huis-clos. Le visage marqué, épuisé, elle est sublime, troublante de vérité. Son jeu authentique, juste, vibrant, fascine et bouleverse. Ce long métrage lui vaudra une reconnaissance mondiale et quelques ennuis dans son pays où les juifs orthodoxes n’ont pas vraiment apprécié cette critique acerbe et âpre de leur société.
Libre, belle, épatante, lumineuse, consciencieuse, Ronit Elkabetz est partie ce mardi 19 avril 2016. Après avoir lutté pendant deux ans contre cette maladie qui ronge les corps, elle s’en est allée, laissant famille, amis, combats et admirateurs hébétés. Plus jamais sa voix rauque ne viendra nous réchauffer dans les salles obscures, Plus jamais son regard sombre, charbonneux, ne viendra scruter nos consciences, enlever nos œillères, et nous pousser à réfléchir au monde qui nous entoure… Adieu Ronit… Adieu lumière du cinéma israélien.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore