Véritables instruments de musique désaccordés, les corps de Florence Viala et de Thierry Hancisse se cherchent, se repoussent et s’attirent sur la scène du Vieux Colombier. Plus que les mots de Duras, les mouvements orchestrés par Anatoli Vassiliev explorent avec âpreté les rapports du couple libéré du poids du mariage. Disséquant cliniquement les sentiments, le metteur en scène russe achoppe et égare son auditoire à trop vouloir ancrer le texte dans une chimérique réalité. La partition, trop expérimentale et étirée à l’extrême, est à la limite de l’indigeste : d’où un certain malaise pour les deux comédiens qui défendent magistralement leur rôle, mais aussi, l’ennui qui gagne petit à petit l’auditoire et finit par anéantir toute velléité d’intérêt… Quel dommage !…
L’absence de rideaux plonge directement le public au cœur du spectacle. Contre le mur noir de fond de scène, un étroit escalier en bois s’envole vers les cieux, laissant à terre un amas de meubles vieillots, de chaises disparates, posés ça là, entassés comme dans une réserve, un vide-grenier. L’envie se fait pressante d’aller chiner. Les trois coups – en l’occurrence, le son strident d’une sonnette – interrompent très vite ces aspirations. Ils n’ont pas encore fini de retentir que la pièce a déjà commencé. Les spectateurs n’ont pas encore regagné leur place, cessé leurs bavardages qu’une silhouette d’un autre temps déambule déjà sur la scène. Veste rouge, béret noir, foulard autour du cou et jupe « années 50 », une femme s’active, range, avant de disparaître grâce à un colimaçon caché dans le plancher.
La salle encore éclairée, Lui (troublant et sensible Thierry Hancisse) se fraye un chemin entre les tables, les fauteuils et les sièges en bois, avant de s’éclipser dans les coulisses. Puis, c’est Elle (lumineuse Florence Viala) qui fait son entrée dans une robe rouge flamboyante. Elle semble perdue. Son regard scrute les lieux, puis elle emprunte un escalier s’évanouissant dans les entrailles du théâtre. Ces premières apparitions sont pleines de promesses. Elles annoncent les prémices d’un ballet des corps et des âmes. En obligeant les spectateurs à rester à découvert, faute de pouvoir se dissimuler dans un noir protecteur, Anatoli Vassiliev en fait les témoins privilégiés de cette ultime confrontation entre deux êtres séparés de corps et de biens, les protagonistes à part entière de ce solde de tout compte de cœurs encore palpitants.
Ainsi, les mots du Marguerite Duras, sa prose si singulière, la sombre et terrible atmosphère qu’elle instille dans ce drame amoureux font écho en chacun de nous. S’inscrivant dans nos quotidiens, rappelant à nos mémoires de douloureux moments enfouis, des scènes désagréables, amères, où les dernières braises de la passion s’éteignent et où seules, les paroles salvatrices permettent d’aller de l’avant, de passer à autre chose, le texte émeut et bouleverse. Très vite, pourtant, l’intérêt faiblit. Les dissonances et les faux-pas détraquent la trop belle mécanique. Dérangeante plus que troublante, l’ambiance se fait lourde, terriblement pesante. La diction se fait hachée, discordante. Les mouvements, incohérents, saccadés, presque absurdes.
Chancre du théâtre expérimental, Anatoli Vassiliev se perd dans des circonvolutions aberrantes et trop complexes. A trop vouloir explorer les différentes techniques d’acteur sans s’attacher à la substance des mots de Duras qu’il décortique intempestivement, il compose une symphonie rapidement inaudible et alourdie d’arias superflus. Petit à petit, le « mal à l’aise » s’installe. L’effet répétitif, itératif, voulu par la célèbre dramaturge, sonne faux, noyé dans les effets de manche du metteur en scène.
Ce terrible et plombant nuage de fumée laisse heureusement transparaître l’étonnant talent des deux comédiens. Silhouette fine, élégante, Florence Viala incarne cette femme désabusée, mais toujours séductrice, venue voir une dernière fois l’homme qu’elle a aimé, éteindre les dernières braises de leur passion et éprouver les sentiments résiduels qui pourraient encore se cacher dans son cœur d’époux. Formidable de vérité, elle se débat sans jamais pouvoir se libérer d’une mise en scène qui la corsète et l’empêche de donner vie à la prose durasienne. Face à elle, Thierry Hancisse campe avec fougue et retenue un mari blessé, cachant tant bien que mal, derrière une mâle apparence, un cœur palpitant et abimé. Le regard tendre, la voix rauque, il est cet homme écorché qui souffre de laisser partir cette ancienne moitié qu’il croyait sienne à jamais.
Rien n’y fait. Ni les mots douloureux de Duras, ni la scénographie soignée d’Anatoli Vassiliev et de Philippe Lagrue, ni la virtuosité des comédiens, n’arrivent à dépasser la trop expérimentale et froide mise en scène. Le texte reste abscons, plat. En de trop rares occasions, un vent tragique et dramatique vient insuffler un peu de vie à cette histoire d’amour moribonde… Le moment est passé, le rendez-vous n’a pas eu lieu… Après plus de trois heures d’un interminable spectacle, sur le carreau, épuisé, l’air frais du dehors vient réveiller les cerveaux engourdis, laissant l’impression d’un immense gâchis, d’une occasion manquée…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La Musica, La Musica deuxième (1965-1985) de Marguerite Duras
La Comédie-Française – théâtre du Vieux-Colombier
21, Rue du Vieux Colombier
75006 Paris
Jusqu’au 30 avril 2016
Du mardi au samedi 20h30 et le dimanche 15H
Durée 3h10 avec entracte
Texte de Marguerite Duras
Mise en scène de Anatoli Vassiliev assisté d’Hélène Bensoussan
Avec Florence Viala, Thierry Hancisse, Agnès Adam, Hugues Badet et Marion Delplancke
Scénographie et lumières d’Anatoli Vassiliev et Philippe Lagrue
Costumes de Renato Bianchi
Son de Dominique Bataille
Collaboration artistique : Natalia Isaeva
Collaboration artistique aux mouvements : Boaz Trinker
Crédit photos © Laurencine Lot, Coll Comédie Française