Des mots qui coulent en flots ininterrompus, déversant rage, haine, jalousie et folie ; des regards sombres, qui affichent la peur de l’autre, l’antipathie, la violence, l’amour ; des postulats sociétaux antinomiques qui s’entrechoquent, se heurtent ; des postures inconfortables, des corps arc-boutés, des bras tendus vindicatifs, sont le sel de ce terrible et hostile Argument. Porté par deux comédiens, d’une rare justesse, le texte fort, brutal et brillant de Pascal Rambert brûle nos esprits, nos consciences. Il réveille l’instinct de la révolte contre un conservatisme latent, toujours prêt à ressurgir, encore plus obscur, plus persécutant ; il allume l’espoir d’un monde nouveau, égalitaire, humain et féministe. Sous la plume du dramaturge, ce couple qui se déchire, c’est nous, c’est eux, c’est notre société en bout de course… Sublime !…
La critique. Des bâches de plastique noires recouvrent les murs. Un rideau de pluie incessant s’abat sur le sol. Une brume dense flotte sur scène. Deux silhouettes émergent de cet épais brouillard. Elles se font face : un homme vu de dos, en frac sombre ; une femme corsetée dans une sublime robe jaune à crinoline. Tous deux sont courbés, ils semblent braver le vent, la tempête qui frappe une lande normande, aride, inhospitalière et imaginaire. L’orage gronde aussi dans leur cœur, dans leur âme. Ils s’opposent l’un à l’autre. Chacun est prêt à combattre, à ne rien céder.
Sous une lumière sépulcrale, imaginée par Yves Godin, le couple se défie, se déchire. Les premiers mots sont échangés. Ils sont éructés avec une violence inouïe. Les deux corps se tendent, s’arc-boutent pour les expulser. L’amour, depuis longtemps, n’est plus, il a laissé place à une haine implacable, impitoyable, terrible.
Ce couple, c’est Louis (hallucinant Laurent Poitreneaux) et Annabelle (bouleversante Marie-Sophie Ferdane). Parisiens, ils ont fui les émeutes de la Commune qui agitent la capitale. Lui est drapier. Petit bourgeois réactionnaire, conservateur, il refuse de voir son monde évoluer, ses possessions (dont sa femme est le joyau) lui échapper. Elle est tout l’opposé. Lectrice assidue, féministe convaincue, elle a l’âme romanesque des révolutionnaires, des idéalistes. Emprisonnée dans une vie qui ne lui convient plus, elle étouffe, elle se meurt. Elle ne supporte plus l’autoritarisme d’un mari jaloux, elle cherche à se libérer par tous les moyens, de jougs archaïques. Au bord de la falaise, elle vacille. La mort est préférable à une vie de servitude.
Sous le regard interdit de l’enfant, Ignace, fruit de leur union, le couple s’invective avec violence, brutalité et crudité. En habit de soldat, hébété, il subit sans mot dire cette joute morbide. Chaque morsure verbale, chaque attaque que ses parents s’infligent, le blesse plus profondément. Exsangue, il pousse des cris d’animal blessé, avant de s’évanouir. Il est le dernier lien entre ces êtres, ces deux bêtes qui ne peuvent plus se souffrir et se font payer à coups de mots tranchants, de phrases acérées, piquantes, leurs désaccords.
Ce n’est que le début d’une scène de ménage intense, cruelle et féroce qui va traverser les mois, les années, les siècles, survivre à la mort et dépasser le cadre du couple. Les êtres s’effacent, laissant place aux idées. Au delà de la haine, c’est une guerre politique entre conservatisme et progressisme, entre machisme et féminisme, entre totalitarisme et égalitarisme, que met en scène Pascal Rambert, dont avait pu apprécié la verve dans Répétition, pièce donnée il y a quelques mois au théâtre de Chaillot . Que l’action se passe pendant la Commune n’est qu’un prétexte, pour mieux appréhender les problématiques d’aujourd’hui et s’affranchir d’une réalité trop présente et pesante dans un monde de plus en plus anxiogène où les discriminations sont monnaie courante, les inégalités, flagrantes. L’effet est d’autant plus saisissant, prégnant.
Epurant son propos et sa scénographie, le dramaturge se place au plus près de l’humain, du corps. Il transcende les corps et les mots. Il esquisse un monde imaginaire, fantastique, où chacun pourra se projeter, rêver, voire cauchemarder.
Envoûté par le magnifique et simplissime décor de Daniel Jeanneteau, subjugué par le jeu terriblement vrai et troublant des comédiens, le public se laisse porter par le texte poétique et politique de l’auteur. Si le style fleure bon la restauration et le romantisme exacerbé à la Flaubert, le texte, virulent et cru, est un manifeste âpre et violent contre notre société, empreinte d’un conservatisme latent. De siècle en siècle, le même combat idéologique revient inlassablement, perpétuellement. Conformisme, traditionalisme et repli de soi jamais ne meurent, toujours tapis dans l’ombre, ils ressurgissent avec violence pour faire taire le progressisme, l’altruisme et l’égalitarisme.
Le verbe est élégant, éclatant ; le phrasé joliment tourné ; le propos, à charge. Dans ce monde de convenance, la belle Anabelle n’autre de choix que de mourir pour enfin libérer sa parole. Revenue d’outre- tombe, telle un fantôme blafard, une pythie immatérielle, elle incarne le féminisme à venir. Louise Michel réincarnée, elle prédit un monde où les femmes se libèrent de leur chaînes, et sont les égales des hommes.
Malgré le jeu impressionnant de Marie-Sophie Ferdane et de Laurent Poitrenaux, qui incarnent avec virtuosité ces deux êtres en souffrance, la pièce traîne parfois en longueur et se perd dans une logorrhée verbale qui en énervera plus d’un. Pourtant, la plupart des spectateurs seront saisis par la clairvoyance de l’auteur, le lyrisme du texte, et l’esthétisme de la mise en scène… Fascinant, bouleversant !…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Argument de Pascal Rambert
Théâtre de Gennevilliers
41, avenue des Grésillons
92230 Gennevilliers
Jusqu’au 13 février 2016
du mardi au dimanche
Durée 2h
Texte, mise en scène Pascal Rambert
Avec Marie-Sophie Ferdane, Laurent Poitrenaux, et en alternance, Anas Abidar et Nathan Aznar
Avec la voix de Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-Française
Scénographie Daniel Jeanneteau
Lumière Yves Godin
Musique Alexandre Meyer
Costumes Anaïs Romand
Maquillage, coiffure Laure Talazac
Assistant à la mise en scène Thomas Bouvet
Directrice de production Pauline Roussille
Production déléguée T2G-Théâtre de Gennevilliers centre dramatique national de création contemporaine.
Coproduction CDN Orléans/Loiret/Centre, La Comédie de Reims
Remerciement Madame Savéria Coste pour » Garancia »
Le texte est édité aux éditions Les Solitaires intempestifs
Crédit photos © Marc Domage