Frêle silhouette vêtue d’amples vêtements mêlant le sombre et le chatoyant, cheveux coupés au carré, couleur jais, lui donnant un air de Louise Brooks ou de Kiki de Montparnasse, yeux perçants, pétillants, la chanteuse Mísia a la grâce des personnes sincères, simples et libres. Le verbe haut et primesautier, la voix légèrement fêlée, un peu rauque, l’artiste, qui se qualifie parfois d’anarchiste du fado, fête ses vingt-cinq années de carrière en produisant l’album Para Amália. Pour la première fois, celle qui s’est toujours refusée à suivre les chemins déjà battus par d’autres, aborde le répertoire de son aînée avec beaucoup de respect et de pudeur. Riche de sa longue expérience, de ses racines, elle s’approprie le lourd héritage, si souvent galvaudé, pour lui donner une dimension propre, intime et lumineuse. Rencontre avec une artiste authentique.
Un froid dimanche d’hiver, un peu avant les fêtes de fin d’année, dans un Paris morose et triste, une voix douce, chantante, avec un léger accent rappelant le soleil lisboète, réchauffe l’atmosphère d’un café perdu au cœur du XIe arrondissement, à deux pas de la place de Nation. C’est celle de Mísia. La fadiste est là pour quelques jours afin de présenter son dernier album Para Amália. Trublion du genre, révolutionnaire de la tradition, après 25 ans d’une carrière riche et iconoclaste, elle s’autorise enfin à explorer le répertoire de son aînée, Amália Rodrigues. Pour celle qui est née à Porto, il y a une cinquantaine d’années, d’un père portugais, ingénieur chimiste, et d’une mère catalane, danseuse de musique classique espagnole, il était important de faire ses gammes, de se construire une identité propre, de parcourir son bout de chemin, avant de s’approprier les textes, d’étudier le style de la Rainha do Fado.
Enfant de la balle
Entière, libre, en perpétuelle quête d’émotion, Mísia est un être lumineux, chaleureux. Elle s’enrichit de ses rencontres, des instants de vie. Cette curiosité, cette flamme, cette passion qui l’anime, c’est certainement l’héritage le plus précieux que lui a laissé sa grand-mère maternelle, meneuse de revue à la Mistinguett, danseuse de burlesque barcelonaise, au temps de la guerre civile. « Enfant et adolescente, alors que nous vivions à Porto, raconte la fadiste, elle était mon pilier de la vie affective. Mes parents avaient divorcé. Ma mère avait repris sa carrière de ballerine. Du coup, nous étions souvent toutes les deux. Je me suis nourrie de ce lien, des histoires qu’elle me racontait. A la maison, nous écoutions beaucoup de musique, des chants traditionnels espagnols, du fado, bien sûr, mais aussi des mélodies du monde entier. Radio, télévision et disques, étaient les bases de son quotidien. Dans la famille, nous étions très éclectiques. » Mísia grandit dans un milieu artistique. Elle écoute les grandes personnes parler théâtre, danse, cabaret. Elle s’intéresse très tôt à ces formes d’expression où le corps, la voix, sont les principaux outils.
L’anthropologue du Fado
Quand le choix d’un métier se fait plus pressant, elle embrasse des études scientifiques centrées sur l’humain. « Je voulais être anthropologue, se souvient la chanteuse. Les rapports entre les hommes et les femmes dans le monde, l’organisation des sociétés en fonction de l’époque ou du lieu de vie, me fascinaient et me fascinent toujours, d’ailleurs. Je lisais avec avidité les textes de Margaret Mead, de Claude Levi-Strauss. Je n’ai pas renoncé à cette carrière. Je suis têtue, j’envisage de reprendre mes études. » En parallèle à ses études, la jeune fille traîne dans les clubs de Fado de Porto. Chanteuse, elle ne l’est pas encore totalement, pas professionnellement, en tout cas. Parfois, elle se lève et pousse la chansonnette. Sa voix mélodieuse, profonde, séduit. La silhouette fine, le minois affable, souriant, expressif, font le reste. On la remarque. Artiste, elle a ça dans le sang.
Le Barcelone burlesque
C’est l’été. La jeune fille a bientôt vingt ans. Avec sa mère et sa grand-mère, elle séjourne à Barcelone. L’heure du retour au Portugal a sonné. « Finalement, cette année-là, nous sommes restées en Espagne, se remémore la ténébreuse artiste. Ma grand-mère voulait demeurer sur la terre de ses ancêtres, finir sa vie chez elle. Hors de question de se séparer, on a aussi posé nos valises dans la capitale catalane. Fière de mes origines et de cette femme qui m’a tout appris, j’ai suivi ses traces, j’ai marché dans ses pas. En attendant que mes diplômes portugais soient reconnus et validés par les universités espagnoles, j’ai, durant deux ans, fait du burlesque au Molino, j’étais la troisième génération de ma famille maternelle à y travailler. » La carrière de celle qui n’est pas encore Mísia était lancée.
Retour au Portugal
Les années passent, elle vit à Madrid, la Post Movida, chante à la télé, etc. L’envie de retourner dans son pays, de se plonger dans la culture lusophone, devient plus pressante. C’est décidé : la jeune femme met le cap sur Lisbonne. Anthropologue dans l’âme, passionnée par les us et coutumes, par ce qui constitue la tradition, la future chanteuse se plonge à corps perdu dans le fado. Elle cherche à découvrir une autre voie, la sienne. Elle ne veut pas s’appuyer sur les succès d’autres mais construire son propre parcours, son propre répertoire. « Il était hors de question de m’appuyer sur des répertoires qui garantissaient un succès facile, explique Mísia. Je voulais ne surtout pas me servir de ce qui existait déjà, même si je le respectais beaucoup et je le faisais ponctuellement, mais ce n’était pas ça le corps de mon travail. Pour moi, il était essentiel de découvrir ma voie, mon style. Je souhaitais créer un langage et une sonorité qui me soient propres, qui me correspondent. J’ai donc contacté de grands poètes, des grands musiciens, de grands auteurs de mon pays qui allumaient en moi une flamme, une émotion. La plupart ont été séduits par l’idée et m’ont écrit des textes sur des sentiments intemporels et éternels. Les mots étaient modernes, nouveaux. Ils me représentaient. » C’est sa grande force. Frêle silhouette, visage menu, elle vit ce qu’elle chante. Tragédienne, humoriste, vivante, elle incarne une musique de l’âme. Elle lui donne une luminosité, une tonalité particulière et intime. Elle donne une interprétation très atavique des choses, des écrits, des mélodies. « C’est important, dans le fado, de laisser le texte prendre possession de nous, raconte-t-elle. C’est un chant sur la vie, sur la mort, sur la grandeur d’âme, sur sa misère aussi. Les mots sont des sentiments, des émotions. »
Les premiers succès de fadiste
Très vite, la jeune fadiste impose sa voix, profonde, un peu rauque, un peu fêlée, sa tessiture sobre et atypique, sa signature singulière, en incluant violon et accordéon aux partitions. Le style est simple, sans fioriture. La belle aime aller à l’essentiel, la pureté, ne garder que la quintessence des mots et des sons. Mísia est née. Beaucoup la considèrent comme la nouvelle Reine du Fado, la digne héritière d’Amália. « A ce titre un peu trop monarchique, étatique, rétorque-t-elle non sans une pointe d’humour et d’auto-dérision, je préfère celui d’Anarchiste du Fado, s’il faut absolument me définir. Alors que le Fado vivait de mauvaises années après la Révolution des Oeillets, j’ai peut-être un peu contribué à maintenir les portes ouvertes entre Amália et la nouvelle génération. C’est peut-être pour cela que l’on veut me coller une étiquette. Mais j’ai toujours été un esprit libre, un courant alternatif, hors système. Mon fado est très personnel, il me représente, il est le fruit de mes expériences, de mes racines, de mon histoire, de mes rencontres. Je suis tout simplement une artiste avec ses particularités. »
Une carrière à l’internationale
Loin de se contenter du monde lusophone, tout comme Amália, Mísia dépasse les frontières et rayonne dans le monde. Du Japon en passant par l’Australie, de l’Amérique du Sud aux capitales européennes, la fadiste se produit et charme son auditoire. « C’est toute la force de ce chant traditionnel qu’est le fado, explique-t-elle. C’est certes local, personnel, intime, mais c’est donc aussi et a fortiori universel. C’est une musique de l’âme donc, même sans comprendre les mots, le public se laisse emporter par le langage émotionnel, il le décrypte et l’interprète en fonction de son vécu. Ce n’est pas une simple chanson, une simple mélodie, car on doit habiter le morceau pour lui donner vie. C’est un prolongement de soi. »
Une artiste authentique
Intense, ardente, Mísia se donne à fond dans la vie comme dans son métier d’artiste. Elle est vraie, authentique. Elle refuse les faux-semblants et les clichés. Ce qui peut être un handicap dans le quotidien, dans la vie réelle est une force terrible, une décharge émotionnelle qui secoue et vibre dans l’âme des auditeurs. « Tout ce que je fais, je le fais par envie, raconte-t-elle, J’ai cette chance de pouvoir être une artiste libre et pure. Tout est vrai. J’évite les faux-semblants. Tout me ressemble. Mon parcours est d’une grande vérité envers le public et envers moi-même. J’ai cela en commun avec plusieurs artistes par exemple Angelique Ionatos, une chanteuse grecque. Nous ne sommes pas les plus gros vendeurs de disques, mais nous sommes authentiques. »
Difficile de résister à la femme, à l’artiste, tant elle met de passion dans ce qu’elle fait. Que ce soit dans un spectacle de cabaret, comme dans son dernier concert Delikatessen Café Concerto, un dîner en temps de crise où elle raconte sa vie, ses amours, ses blessures, ou dans sa nouvelle production où elle investit le répertoire d’Amália, elle est entière, incandescente, lumineuse. De ses origines espagnoles, elle a la folie, la légèreté qui cache la profondeur et la tristesse. Un côté très « almodovarien », en somme.
Para Amália, l’album cadeau à la reine du fado
Si la voix s’est modulée, a évolué en maturité, en rondeur en profondeur, après 25 ans de carrière et d’exploration du Fado, Mísia revient à l’essence même de la musique populaire portugaise, en consacrant son treizième opus à Amália Rodrigues. « Depuis quatre ou cinq ans, explique-t-elle, j’avais l’envie de me confronter à cet héritage national, de le redécouvrir, de me plonger dans ce répertoire dense et magnifique. Je ne souhaitais pas faire un hommage, mais plutôt un cadeau à celle qui a popularisé le Fado, lui a permis de s’épanouir dans le monde entier. J’ai mis du temps avant de pouvoir explorer en profondeur cet univers mythique. Je crois que j’avais besoin d’être en paix, d’avoir construit mon propre chemin, de mettre mes mots, mes émotions et ma sensibilité en musique. J’ai longtemps pensé que ce n’était pas prudent, que ce n’était pas judicieux, que cela ne me correspondait pas encore, tout simplement, je n’en avais pas l’appétence. C’est chose faite : j’ai enfin produit un album inspiré d’Amália. »
Avec pudeur, avec respect, Mísia s’est attelée à la tâche. Elle a parcouru, visité le répertoire de la grande Dame. Elle s’est intéressée à la femme, à l’interprète. Elle a confronté sa propre vision du fado à celle d’Amália. Elle a puisé dans son authenticité, dans son rapport au chant. De ce travail acharné est né Para Amália, un disque double. La fadiste revisite le répertoire Amalien avec douceur, délicatesse. Elle se l’approprie pour lui donner une autre dimension, plus lumineuse, plus légère, plus joviale. Elle est allée à l’essentiel, à la source. « Comme Amália qui répétait parfois au piano avant de passer à la guitare, explique la chanteuse avec malice, j’ai voulu dans le premier CD rester fidèle à cet esprit. J’ai donc privilégié le duo piano-voix. Cela donne une distance, une autre vérité, les sonorités et les tonalités étant différentes. » Cette redécouverte du patrimoine amalien a inspiré à l’artiste quatre inédits qui figurent sur le deuxième CD, guitares –voix. Afin de promouvoir cet album qu’elle a elle-même produit, Mísia sera sur scène à travers le monde et la France : en janvier à Grenoble, en août à Gordes, et en octobre à la Cigale à Paris. « Pour la scénographie, raconte-t-elle, j’ai voulu quelque chose de simple qui rappelle Amália mais aussi mon enfance. Ainsi, un dessin du bijou préféré de la reine du fado sera projeté au mur, ainsi que les mots importants de son répertoire, tels que la vie, la mort, la saudade, et enfin des fleurs, celles-mêmes qui étaient sur le châle que ma grand-mère utilisait pour ses numéros de burlesque. »
Une artiste aux multiples talents
Chanteuse, Mísia est aussi comédienne et n’en n’oublie pas son amour pour le théâtre. Au delà du Fado, elle a mené bien d’autres projets artistiques. En Allemagne, Les Sept péchés capitaux de Brecht et Weill, l’opérette Maria de Buenos Aires de Piazzola et Ferrer au Théâtre National São Carlos à Lisbonne, L’Histoire du Soldat de Stravinsky et Ramuz à Barcelone, Les Lider de Schubert et le fado avec la Philharmonie de Bremen, entre autres .Elle prépare actuellement son retour sur les planches au théâtre Saint Martin de Buenos Aires. La pièce, intitulée Giosefine, est inspirée du texte Lettre de Casablanca d’Antonio Tabucchi sur le changement de sexe. « Véritable éponge, explique-t-elle, je me nourris de tout ce que je vois, du quotidien, de la vie, des faits d’actualité. Le droit à la différence et à être plusieurs est un sujet qui me touche et que je défends. Je n’aime pas les carcans, les préjugés. C’est un combat qui vaut la peine d’être vécu. C’est pour cela que j’ai accepté ce projet théâtral. J’espère d’ailleurs tourner dans différents pays avec ce très beau et très poignant spectacle. J’aimerais le jouer aussi en France, en Espagne et en Italie. »
Amoureuse de Paris, de sa vie, de ses monuments, et notamment de la place des Vosges, Mísia n’a pas fini de nous épater, de nous envoûter et de nous séduire. Sur scène, à la radio, ou dans votre ipod, laissez-vous bercer par sa voix, ses mélodies, séduire par sa prestance et sa sincérité…
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Le Double album de Mísia Para Amália est paru sous le label Verycords / Warner Music France
Pour plus d’information sur Mísia connectez vous sur son site.
visionner le vidéo-clip du titre Tive um coração, perdi-o qui a été réalisé par Maria de Medeiros, comédienne et metteuse en scène
Les prochains concerts en France : Gordes le 3 août, Paris La Cigale le 28 octobre 2016
Crédit photos © C. Aragão