Des mots, toujours des mots, encore des mots, qui se répondent, s’entrechoquent et s’enlacent dans une folle sarabande, un tourbillon enfiévré, puissant, humain. En s’appropriant les écrits ciselés, précis et crus, de son mentor et amant, Philippe Calvario redonne vie à Patrice Chéreau. Avec délicatesse et profondeur, il dessine le portrait intime d’un grand homme de théâtre et de cinéma, brillant, tourmenté et blessé, qui s’interroge sur son rapport à l’art, au monde, aux autres, et à la vie. Le texte toujours à portée de main pour ne jamais oublier le lien à jamais inscrit entre ces deux saltimbanques, le comédien (et metteur en scène…) est troublant de vérité, d’intensité. Avec fougue et retenue, il est le Chéreau derrière le masque, vulnérable et complexe… Renversant !..
La scène est presque nue, étrangement peuplée de quelques chaises usées, de fauteuils dépareillés, éparpillés, d’un lampadaire vieillot, de lampes d’ambiance posées ça et là, d’une table de bureau couverte de paperasses et de livres, et d’un micro. Ces objets du quotidien sont les piliers d’une scénographie très épurée. Pas de fioritures, pas de décorum, seul le texte de Patrice Chéreau est important. Ses mots suffisent. Crus, perçants, brûlants, déchirants, tranchants, précis, ils sont les pensées, les réflexions, les interrogations d’un metteur en scène, d’un réalisateur, d’un amoureux de l’Art, d’un passionné, d’un homme, tout simplement.
On est en 2010. Henri Loyrette, alors Président du Musée du Louvre, propose à Chéreau d’investir les lieux en lui donnant « carte blanche » et d’imaginer des expositions, des lectures, des spectacles théâtraux, des concerts, qui prendront vie au cœur de l’édifice millénaire. L’homme, inquiet, doute. Il s’interroge sur la pertinence de l’événement, sur son rapport à l’art, au monde, à l’existence, à la mort. Il commence à griffonner des notes sur un journal. Il met de l’ordre dans ses pensées, ses réflexions, ses envies, ses obsessions. Il construit une sorte de parcours dans les méandres de son esprit. Il rêve de visages qui éclaireront les enfilades de salles, de corps qui fouleront à la nuit tombée les galeries d’un musée déserté par ses visiteurs.
Depuis longtemps, l’empreinte laissée par l’homme de théâtre dans l’ancienne demeure des Rois de France, s’est fanée. Ne reste qu’un cahier, un livre où tout est gravé, emprisonné pour l’éternité. En puisant dans ce texte profond, en le re-travaillant avec respect, le modelant délicatement, Philippe Calvario éclaire autrement, intimement, la personnalité de Chéreau. De l’homme public, il ne reste que la présence tutélaire. De l’homme privé, on découvre les fêlures, les blessures, les absences, les doutes et les amours.
Dans un ballet sombre, émouvant, les visages de ceux qu’il a côtoyés, les corps qu’il a vu défiler, apparaissent et disparaissent au gré des mots tels des « fantômes magnifiques », des ombres d’un passé toujours présent. Ils ont construit son goût du théâtre, sa passion pour l’art. Ils ont forgé sa personnalité, sa légende. De Bernard-Marie Koltés à Hervé Guibert qu’il a admirés, aimés, d’Isabelle Adjani à Charlotte Rampling qu’il l’ont subjugué, de Jean Genêt, à Marianne Faithfull, en passant par Richard Peduzzi à Jon Josse, tous ont joué un rôle indéniable dans ce qu’est l’esprit Chéreau.
Puis, surtout, il y a le visage et le corps de Philippe Calvario, sobrement vêtu d’un tee-shirt bleu électrique et d’un pantalon sombre, qui incarne avec beaucoup de pudeur, de réserve mais aussi de fougue et de profondeur, celui qui lui a appris le théâtre. Habité par Chéreau, le comédien se meut d’une chaise à l’autre, parfois recroquevillé, souvent debout, il vit les mots. Il vibre en les prononçant. Il les murmure, les crie. Incandescent, colérique, nerveux, névrosé, il est le Chéreau qui doute, qui réfléchit, qui vit. Il est l’homme en construction qui cherche à comprendre, pour qui rien n’est acquis. Il nous entraîne au-delà du texte, de sa puissance, de sa force. Il dévoile la fébrilité, la vulnérabilité de Chéreau face à l’amour. Il déclame sa part intime, face au public, dans un micro renforçant ainsi étonnamment l’importance de la confidence. Il nous révèle l’âme du grand homme, son cœur.
Grâce aux ingénieuses lumières de Bernard Couderc et à l’ambiance musicale douce et feutrée créée par Mitja Vrhovnik Smrekar, le public semble convié à découvrir les secrets d’alcôve d’un être lunaire aux pensées tortueuses et torturées, les pensées ténébreuses d’un esprit brillant, toujours en alerte.
Etrange hommage qui sanctifie et prolonge la vie, le moment est troublant, puissant, émouvant. Il est d’une rare beauté, d’une rare force. Incapable de se détacher des mots de Chéreau, des impressions laissées par le visage de Philippe Calvario, par les mouvements de son corps, le spectateur est emporté dans la magie du langage et de l’écrit, dans la sincérité d’un être flamboyant, humain, riche de ses blessures, de ses failles… Captivant !…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Les visages et les corps de Patrice Chéreau
Théâtre du Lucernaire au Paradis
53, rue Notre-Dame-des-Champs
75006 Paris
jusqu’au 16 janvier 2016
du mardi au samedi à 19h
Durée du spectacle 1h10
mise en scène et jeu Philippe Calvario
lumières de Bertrand Couderc
musique de Mitja Vrhovnik Smrekar
régie générale : Aurélien Amsellem
production : Compagnie Saudade
coréalisation : théâtre du Lucernaire
soutien : à tire d’aile productions
Crédit photos © Pascal Victor