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Le Retour au désert, guerre fratricide sur fond de racisme et d’identité nationale

Le Retour au désert de Bernard-Marie Koltès, mise en scène par Arnaud Meunier, s'installe quelques jours au Théâtre de la Ville.

Evident, actuel, prégnant, le Retour au désert de Bernard-Marie Koltès, écrit à la fin des années 1980, n’a rien perdu de sa force, de sa profondeur, et de sa violence. L’acidité du propos, son âpreté, son humour noir, sombre, brûlent les bonnes consciences, étouffent les éclats de rires, pourtant salvateurs. La rage éclate, crue, brutale, éclaboussant les rapports familiaux, intimes et humains. La haine transpire des sentiments filiaux, fraternels. L’intolérance et la peur de l’autre régissent les comportements sociaux et confortent l’entre-soi de certains petits notables. Avec virtuosité, le jeune metteur en scène stéphanois, Arnaud Meunier, s’est approprié ce texte glaçant, cynique, cette guerre fratricide, pour en dévoiler sa modernité et son réalisme. En confiant à Catherine Hiegel et à Didier Bezace les deux rôle principaux, il impose son style vif et précis… une réussite éclatante, Bravo !…

Une immense pelouse verte, luxuriante, recouvre la scène. Au fond, une grande baie vitrée symbolise une maison, totalement avalée par le jardin, sorte d’Eden protecteur, où les âmes innocentes sont calfeutrées, enfermées, afin qu’elles ne puissent pas être perverties par le monde extérieur, par sa fureur, ses cris, son immoralité. C’est en tout cas le souhait d’Adrien (épatant Didier Bezace), principal habitant des lieux. Homme pleutre et veule, petit notable de province, il tient ainsi son monde sous sa coupe : sa femme, alcoolique, et son fils, balourd et simplet (impressionnant René Turquois).

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Dans cet univers aseptisé, une dame âgée s’affaire. Sa silhouette, telle une ombre chinoise, apparaît derrière des voilages couleur crème. Elle range, dépoussière, nettoie. C’est la gouvernante, madame Queuleu (excellente Isabelle Sadoyan). Avec Aziz (étonnant Kheireddine Lardjam), l’autre domestique, ils sont les seuls à s’agiter, à vivre. Trop longtemps au service de cette famille sclérosée, étrange, ils ont appris à subir, à laisser faire, à ne pas émettre d’opinion.

Le moment est grave. Tout pourrait vaciller en un instant. Après 15 années passées en Algérie, le retour au bercail de Mathilde (fabuleuse Catherine Hiegel), sœur aînée de monsieur et véritable propriétaire de la maison familiale, pourrait bouleverser l’ordre établi, écorner la jolie image d’Epinal et ébranler les fragiles fondations de la tour d’ivoire quand laquelle s’est enfermé Adrien. Lestée de ses deux enfants, Fatima et Edouard, elle arrive en terrain conquis. Elle vient réclamer son dû et régler le solde de tout compte avec son frère et ses amis, avec cette société de petits bourgeois aigris, étroits d’esprit et « complotistes », qui l’ont jadis rejetée, humiliée, et livrée à la foule vindicative. Les années d’exil n’ont pas apaisé les blessures, les fêlures. La vengeance sera froide, implacable.

A peine Mathilde pointe-t-elle le bout de son nez que le combat entre le frère et la sœur a déjà commencé. C’est une guerre des nerfs qui pousse à la folie, une bagarre de rue violente, brutale, où tous les coups sont permis, même les plus vils. Derrière les sourires de façade, les mots fusent, acérés, cruels, agressifs. Les phrases sont sibyllines, tranchantes. La haine rentrée et la colère mal dissimulée affleurent des propos acides, glaciaux. Chacun est bien décidé à ne pas céder devant l’autre.

En filigrane de cet affrontement fratricide s’esquisse une France provinciale (comparée ici à un désert), raciste, qui a bien du mal à digérer les événements d’Algérie, machiste, malveillante et envieuse où les femmes qui rêvent d’émancipation et de liberté ont été tondues en 1945. En mêlant la grande histoire à l’intime, le fantastique au réel, le rire aux larmes, Bernard-Marie Koltès signe une satire drôle, noire et particulièrement acide d’une société qui se replie sur elle-même, qui refuse de comprendre les enjeux qui agitent le monde, qui nie la différence et qui prône l’intolérance.

Loin de se faire l’ange dénonciateur d’un monde aculé et moribond, le dramaturge s’attache surtout à la construction de personnages ambigus, de personnalités troubles. Il navigue en permanence entre le bien et le mal. Il construit des monologues ciselés, profonds, intenses, des dialogues pleins de répondant, de venin. Le texte touche, émeut. Il est vibrant, vivant. A la brutalité du propos, aux invectives violentes, répondent rires sonores très vite étranglés, des bouffées d’oxygène aussitôt disparues. Le flot continu de paroles coule, incessant, tourbillonnant, embarquant le spectateur au plus près de ces âmes noires. Chacun exprime son dégoût de la vie, sa perte de repère, d’identité, son manque de foi en l’humanité, sa solitude, sa fureur, sa rage face à une vie non désirée.

Alors que l’extrême-droite, élection après élection, gagne le cœur de la France rurale, que l’identité nationale est présentes dans de nombreux débats, Arnaud Meunier, jeune directeur de la Comédie de Saint-Étienne, s’est attaché à retranscrire avec intelligence et maestria la pensée toujours actuelle de Bernard-Marie Koltès, lui donnant éclat, vitalité et réalisme. Il a su puiser dans l’éloquence et la pudeur du dramaturge l’humour nécessaire pour magnifier la haine, la rendre humaine, salvatrice. Dans ce combat sans merci, animal, de cette absence d’affection des uns pour les autres, il a trouvé le chemin sinueux et étroit vers une forme singulière et pudique d’amour.

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Pour entendre la puissance du texte, pour en savourer la subtilité, le réalisme prégnant, il fallait quatorze comédiens, et éviter l’écueil de la première distribution. Là où Patrice Chéreau à achoppé à la création – faute de pouvoir (ou savoir…) utiliser l’incontrôlable Jacqueline Maillan, Arnaud Meunier a su trouver une Mathilde magnifique, flamboyante, en Catherine Hiegel. De sa voix rauque, voilée, elle compose un personnage terriblement équivoque, complexe, une femme à l’âme de guerrière mais au cœur dévasté, asséché de haine, un clown triste, une rageuse délicate. Face à elle, Didier Bezace joue la carte de la bonhomie teintée de mauvaise foi. Il campe avec délice un petit bourgeois étriqué qui s’aimerait grand seigneur, un mâle assuré qui tremble avec prestance et un reste de dignité devant sa furieuse frangine. Le phrasé léger, Isabelle Sadoyan impose une madame Qeuleu sobre et maligne. Les onze autres comédiens sont tout aussi brillant donnant corps à leur personnage avec sobriété et intensité…

D’une époque révolue, dont on pensait les vieux démons racistes, nationalistes, intolérants, à jamais enterrés, Arnaud Meunier ravive nos consciences endormies et nous amène à réfléchir sur le monde de demain, à méditer sur l’évolution de notre société, sur notre tendance à se replier sur nous-mêmes quand tout semble aller de mal en pis… Fasciné par cette maîtrise des mots, le public, secoué, applaudit à tout rompre et se lève comme un seul homme, comme une seule femme pour ovationner la performance… Brillant !…

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


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Le Retour au désert de Bernard-Marie Koltès, mise en scène par Arnaud Meunier, s’installe quelques jours au Théâtre de la Ville @ Sonia Barcet

Le retour au désert de Bernard-Marie Koltès
(les éditions de minuit)
Théâtre de la Ville
2, place du Châtelet
75001
Paris
Jusqu’au 31 janvier 2016
du mardi au samedi 20h30 et le dimanche 15h
Durée 2h10

mise en scène d’Arnaud Meunier assisté d’Elsa Imbert et d’Émilie Capliez
scénographie de Damien Caille-Perret
lumières de Nicolas Marie
son de Benjamin Jaussaud
vidéo de Pierre Nouvel
costumes d’Anne Autran
décors & costumes des Ateliers de La Comédie de Saint-Étienne
avec Catherine Hiegel, Didier Bezace, René Turquois, Nathalie Matter, Cédric Veschambre, Elisabeth Doll, Isabelle Sadoyan, Kheireddine Lardjam, Adama Diop, Riad Gahmi, Louis Bonnet, Stéphane Piveteau et Philippe Durand

Crédit photos @ Sonia Barcet

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