Belle, enjôleuse, cajoleuse, Kiki cache ses fêlures, ses blessures, derrière un sourire délicieux. Pulpeuse, piquante, passionnée, elle se dévoile sans pudeur pour mieux dissimuler la profondeur de son âme, de son cœur. Parfois, le vernis craque, montrant une femme sombre et mélancolique. C’est cette Kiki terriblement vivante, humaine, loin des œuvres d’art qui ont immortalisé son visage, sa silhouette, que Jean-Jacques Beineix a croqué dans sa sobre et lisse mise en scène. Si on peut regretter le manque de gouaille et de folie, on est vite conquis par l’irrésistible et poignante Héloïse Wagner, divine dans le rôle-titre… Un joli moment, en somme, passé avec les artistes du Montparnasse des années folles!…
Des pots de peinture, des bouquets de pinceaux lumineux, quelques toiles retournées, un chevalet, une vieille liseuse élimée, des meubles hors d’âge, des statues et des miroirs, des petits riens, laissés ça et là… Tout évoque l’esprit bohème et l’intérieur d’un atelier d’artiste. Intemporel, douillet, le lieu prête à la confidence, au bien-être. Une musique à deux instruments, guitare et accordéon, donne le tempo. Il est légèrement mélancolique et un peu désuet. Puis, de l’arrière un immense écran apparaît une silhouette pleine de promesse, vêtue d’un magnifique peignoir en soie orange, rappelant les geishas du pays du soleil levant. Les cheveux noir jais, la coupe garçonne, il n y a pas de doute : c’est la réincarnation de la reine de Montparnasse, Kiki. Belle, pulpeuse, elle ne cache rien de ses attraits. La voix douce, un peu rauque, elle fredonne une ritournelle, une mélodie d’antan.
Tout sourire, celle qui fit tourner la tête à tous les artistes du Montparnasse interlope des années 20, de Modigliani à Foujita, en passant par Man Ray , Van Dongen et Soutine, se remémore les moments clés de son existence. Elle se souvient de ses amours, de ses déceptions, de ses hontes, de ses joies et de sa vie facile. Elle se rappelle les jours de grands froids où elle cherchait un peu de chaleur, un peu de nourriture, les nuits d’ivresse, les tours burlesques qu’elle réalisait dans les cabarets parisiens ou berlinois.
Extravagante, libérée, Kiki est une femme au grand cœur qui a connu la misère, la faim, les humiliations, mais qui a toujours su répondre aux injures de la vie avec sourire et bonne humeur. Mais voilà, la muse, l’amante, l’artiste est un être fragile, fêlé, blessé. De sa complexité, elle tire son charme brut, éclatant. De ses amours et de ses passions, sa force rustique, puissante.
Lumineuse, Kiki de Montparnasse captive les hommes depuis plus d’un siècle. Fille illégitime d’un riche propriétaire, élevée par sa grand-mère dans une grande pauvreté, en quelques années, elle devient la coqueluche d’un Paris effervescent. Véritable figure de roman, elle ne pouvait que fasciner le réalisateur de Diva et de 37°2. Contacté par son vieux complice, le compositeur Reinhardt Wagner, qui travaille à une adaptation théâtrale et musicale des mémoires de la belle, il rejoint l’aventure et met en scène ce fabuleux et exceptionnel destin. Sans fard, Il brosse un portrait très mélancolique et épuré de cette reine des années folles, quitte à estomper sa pétulance et sa gouaille. Contrairement à la Kiki, mise en scène par Hervé Devolder, pleine de vitalité, véritable force de la nature, celle de Jean-Jacques Beineix, est plus retenue, plus sombre. Là où le premier se servait d’un écran vidéo pour projeter les différentes œuvres qui ont gravé les courbes et le visage de ce personnage hors du commun pour l’éternité, le second ne l’utilise que pour diffuser des images qui soulignent maladroitement le propos. C’est bien dommage…
Heureusement, cette nouvelle évocation de Kiki de Montparnasse repose surtout sur les épaules de l’épatante Héloïse Wagner, fille du concepteur de ce spectacle. Brune ou blonde, coupe à la Louise Brooks ou cheveux ébouriffés, la comédienne-chanteuse irradie la scène. Lumineuse, elle donne au personnage une dimension étonnante. Qu’elle soit souriante ou mélancolique, enjouée ou au bord des larmes, une grâce singulière se dégage de ses mouvements, de ses attitudes. De son timbre légèrement rauque, elle fredonne les très beaux textes écrits par Franck Thomas. Accompagnée à la guitare par Rémi Oswald ou Jean-Yves Dubanton et Rogrigue Fernandes à l’accordéon, elle donne vie, une nouvelle fois, au Montparnasse de l’entre-deux guerres.
Très vite, embarqué dans cet univers onirique et sombre, le public est conquis par cette très charmante évocation des années folles… Emouvant !..
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Kiki de Montparnasse de Jean-Jacques Beineix
Théâtre du Lucernaire
53, rue Notre-Dame-des-Champs
75006 Paris
Jusqu’au 6 mars 2016
du mardi au samedi 21h et le dimanche 19h
durée du spectacle 1h15
mise en scène de Jean-Jacques Beineix assisté de Manon Elezaar
chansons de Frank Thomas
musique de Reinhardt Wagner
avec Héloïse Wagner accompagnée par Rémi Oswald ou Jean-Yves Dubanton et Rodrigue Fernandes
chorégraphie de Corinne Devaux
vidéo de Christian Archambeau et Jean-Jacques Beineix
Crédit photos © jean-Jacques Beineix