En revisitant, « façon farce », Les Rustres, de Carlo Goldoni, le Théâtre Français redonne vie à cette exquise satire de la petite bourgeoisie vénitienne du XVIIIe siècle, et offre à une salle comble un immense éclat de rire de plus de deux heures. Véritable bouffée d’oxygène en ces temps troublés, la pièce mêle pantomimes, portes qui claquent, tissus qui virevoltent et répliques qui font mouche. La mise en scène, fort classique, laisse le champ libre à une troupe facétieuse de comédiens, savamment emmenés par un Christian Hecq ubuesque et une Clotilde de Bayser rayonnante. Le cœur réchauffé par ce manifeste féministe qui n’a rien perdu de sa force, on ressort enchanté et léger… A voir sans délai !…
Dans une pièce sombre, où deux tables et un porte-manteau servent d’unique décor, deux femmes, éclairées par une seule petite fenêtre, raccommodent quelques vêtements. Dehors, les bruits de la cité vénitienne, en plein carnaval, alimentent leur conversation, illuminent leur maussade journée et attisent leur convoitise. Attifées comme deux mendiantes, Margarita (épatante Coraly Zahonero), et sa jeune belle-fille Lucietta (douce Rebecca Marder) rêvent d’ailleurs et de profiter de la vie. Loin d’être pauvres, elles sont respectivement la nouvelle femme et la fille du riche négociant Lunardo (ubuesque Christian Hecq). Homme rustre et bourgeois, très à cheval sur l’honneur, il proscrit de sa maison tous les plaisirs, les divertissements. Dans sa demeure, le luxe ne doit pas être ostensible, mais extrêmement discret. L’argent se compte, mais ne se dépense qu’avec parcimonie et pour une jouissance intime et exclusive. Face à ce tyran familier, à cet autoritarisme machiste, épouse et progéniture jouent une soumission de face qui cache un jeu des plus pervers où tous les coups sont permis. Point de solidarité féminine et d’instinct maternel qui tienne, chacune mène une lutte acharnée contre l’autre, cherchant la moindre faille pour s’engouffrer, gagner un moment de répit, une bribe de liberté.
L’instant est pourtant crucial. Lunardo a décidé de marier sa fille à Filipetto (emprunté Christophe Montenez), fils d’un de ses proches amis, le non moins bourgeois Maurizio (avisé Nicolas Lormeau), tout aussi brutal et misogyne que lui. Pétris dans leur muflerie, les deux hommes n’acceptent l’union qu’à une unique condition : que les deux futurs époux ne se voient pas avant la cérémonie. A ce stratagème d’un autre temps, à cette vision ancestrale du mariage, les femmes – amies, tantes, belles-mères –, toutes enfermées dans une alliance à leur corps défendant, vont se liguer pour que les deux jeunes gens puissent s’apercevoir et décider s’ils se plaisent ou non. A l’occasion d’un dîner réunissant nos quatre rustres et leurs moitiés, le fiancé, déguisé en femme, fera une courte apparition. La fine ruse éventée entraîne la rupture du contrat, exposant au grand jour la désobéissance féminine et l’autorité de carton-pâte des hommes.
La farce est savoureuse. La satire sociale mordante. En avance sur son temps, Carlo Goldoni dépeint sans fard la fin d’un monde étriqué et nombriliste : la petite bourgeoisie avide de reconnaissance, inculte et avare. L’auteur s’amuse de ses Rustres, tournant en ridicule leurs gestes, leurs discours paternalistes et sexistes. Habilement, la mise en scène de Jean-Louis Benoit, sobre et classique, colle au texte, à sa dimension burlesque et satirique. Empruntant à la Commedia Delle Arte, ses facéties et ses bouffonneries, il laisse libre cours aux pantomimes « funésiennes » de ses comédiens. Amoureux des mots, il s’amuse des saillies verbales, drôles et piquantes. Féministe éclairé, il met en place un magistral jeu de dupes offrant à Felice (enjôleuse Clotilde de Bayser) une victoire éclatante de l’intelligence de la femme sur la bougonnerie de l’homme. Résignés et amoureux, nos ours mal léchés cèdent devant la rouerie et la beauté de leurs moitiés. Si le décorum et les apparences n’ont, finalement, que peu évolué, si les tracasseries quotidiennes et les cris restent de rigueur, les fondements de nos couples ont bien changé…
Emporté dans un tourbillon fantaisiste et cocasse dès que la salle plonge dans le noir, le spectateur est captivé par l’étonnante vitalité et par la grande force comique des comédiens du Français. Christian Hecq cabotine et grimace, un peu trop peut-être. Coraly Zahonero, sublime et drôle, passe avec malice de la soumission à la révolte, du pragmatisme à la rébellion. Céline Samie est divine, hilarante, en tante survoltée. Féminine jusqu’au bout des ongles, Clothilde de Bayser illumine la scène. Oratrice hors-pair, elle philosophe avec grâce et fermeté. Bruno Raffeilli joue de sa haute stature et de sa grosse voix pour composer un homme fragile et tonitruant à la fois. Nicolas Lormeau interprète avec beaucoup de second degré un bourgeois avare, autoritaire et roublard. Gérard Giroudon est parfait en mari incapable de résister aux manigances de sa troublante femme. Laurent Natrella est fascinant en Comte de pacotille. Christophe Montenez est remarquable en jeune premier naïf et benêt. Au diapason avec le reste de la troupe, la nouvelle recrue, Rebecca Marder fait une entrée remarquée…
Sans modération, laissez-vous séduire par cette délicieuse comédie qui mêle avec beaucoup d intelligence clownerie et finesse d’esprit… Bravo !…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Les rustres de Carlo Goldoni
Comédie-Française – Théâtre du Vieux-Colombier
21 rue du Vieux-Colombier
75006 Paris
Jusqu’au 10 janvier 2016
Durée 2h10
Mise en scène de Jean-Louis Benoit assisté de Marjolaine Aizpiri
avec Gérard Giroudon, Bruno Raffaelli, Coraly Zahonero, Céline Samie, Clotilde de Bayser, Laurent Natrella, Christian Hecq , Nicolas Lormeau, Christophe Montenez : Filippetto, fils de Maurizio, Rebecca Marder : Lucietta
Décor de Alain Chambon
Costumes de Marie Sartoux assistée de Géraldine Ingremeau
Lumières de David Debrinay
Réalisation sonore : Dominique Bataille
Maquillages et coiffures de Catherine Bloquère
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage