Dans un décor gris, froid, au cœur d’un mélancolique paysage irlandais, le réalisateur grec Yorgos Lathimos dresse un portrait abrupte, âpre, violent, de notre société et de notre rapport aux couples. Pris au piège de cette fable étrange, absurde et noire, de cette dystopie faisant écho à nos propres démons, le spectateur est saisi par la rudesse, l’acidité et la brutalité du propos, par la troublante beauté du cadrage et par l’envoûtante voix « off » de Rachel Weisz. Malgré le fascinant jeu des comédiens et l’humour noir jouissif du metteur en scène, la mécanique s’essouffle et perd un peu de sa force sur la longueur…
Dans un futur proche, la sauvage et fière Irlande s’est transformée en une dictature refusant le célibat. La loi est stricte. La norme implacable et absolue. Toute personne adulte ne vivant pas en couple doit trouver sa moitié sous 45 jours. Pourchassé, enfermé dans un hôtel luxueux mais austère, les célibataires n’ont pas d’autre choix que s’accoupler coûte que coûte s’ils ne veulent pas être transformés en animaux. Dans ce monde froid, terriblement réaliste, David (impressionnant Colin Farrell), notre héros, vient d’être « largué » par sa femme après 12 ans de vie commune. Cet architecte pataud, empâté, au sex-appeal proche de zéro, est, à son corps défendant, contraint de rejoindre le lieu de la dernière chance : un établissement élégant, luxueux, surplombant une mer triste, des rochers gris, et la magnifique lande irlandaise.
Accompagné par son chien qui n’est autre que son frère, âme perdue n’ayant pas réussi à passer la terrible épreuve, il doit se soumettre au diktat qui régit son monde. Il n’a que quelques jours pour trouver celle qui ressemblerait le plus à la femme de sa future vie. Ici, il n’est évidemment pas question de sentiment, ni d’amour, mais de trouver le meilleur accord, la plus adéquate des compatibilités. Ainsi, ici, pour séduire l’autre, il faut le bon point commun, la bonne stratégie, quitte à tricher, distordre la réalité. Le jeune homme boîtant (fantastique Ben Wishaw), faute de trouver une jeune fille ayant le même handicap, n’hésite pas à frapper son visage pour saigner du nez et se rapprocher ainsi de celle qui est naturellement atteinte de ce mal. Lors de jeux forcés, de bals absurdes, de rituels grotesques et de parties de chasse, fusil au poing, pour traquer les célibataires renégats – « Les solitaires », un groupuscule autoritaire et tout aussi dictatorial dirigé par une cheftaine froide et hautaine (omniprésente et fade Léa Seydoux) – , chacun doit imaginerrade pour trouver sa chacune et inversement.
En forçant le trait, en teintant son sombre propos d’un humour noir délectable, Yorgos Lathimos esquisse un monde glacial et absurde, dominé par des relations entre les êtres totalement factices. L’absence de réels sentiments, de véritable communication, l’obligation d’être dans la norme, force tout un peuple à vivre dans le mensonge, à jouer un rôle social préétabli. Ici, les prénoms, les personnalités sont gommés, sans importance. Seul, un mot, un détail réducteur définit ce que vous êtes : la femme aux gâteaux, le jeune qui boîte, la femme sans cœur, etc…
Dans cette fable féroce et futuriste, l’amour n’est qu’une convention sociale de plus. Le célibat, un non-sens. L’accepter serait reconnaître la superficialité de cette société, la fausseté des couples construits sur un mensonge. A bien y regarder, le monde décrit par le réalisateur grec n’est pas si éloigné de celui dans lequel nous vivons. Internet, les sites de rencontres, ne sont-ils pas, à peu de choses près, le reflet de cette Irlande dictatoriale ? C’est toute la force de cinéma de Yorgos Lathimos.
Avec une économie de moyen et une fertile imagination, il dépeint un univers qui devient, au fil de la pellicule, de plus en plus familier, nous obligeant à réfléchir sur notre propre histoire, sur notre vie. Si l’approche peut paraître ambitieuse et conceptuelle, il sait faire preuve d’une singulière autodérision qui touche au cœur. Si son cynique humour noir séduit dès les premières images, emportant le spectateur dans ce conte horrifique et terriblement drôle, le scénario s’enlise, les personnages se perdent dans l’absurdité et la vacuité de leur existence. Bluffé par l’originalité et l’âpreté du propos, le spectateur s’égare dans l’absence de véritable parti pris et de point de vue… Ne reste au final que la beauté des images, l’inventivité du réalisateur, l’envoûtante voix et le charisme de Rachel Weisz… Ce n’est déjà pas si mal !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
The Lobster réalisé par Yorgos Lathimos
avec Colin Farrell, Rachel, Weisz, Jessica Barden, Olivia Colman, John C. Reilly et Léa Seydoux
Sortie en salle le 28 octobre 2015
durée 1h58
Crédit photos © Despina Spyrou