L’atmosphère est lourde, déroutante, étouffante, dans l’étroite salle de la Folie Théâtre. Pas d’échappatoire possible, au plus près de la création, de l’exaltation de l’amour et de l’aliénation, le visage, le corps de Christine Farré se fond dans celui de Camille Claudel. L’artiste hante la scène. Elle est ardente, vibrante. Véritable sculpture vivante, la comédienne s’est nourrie des écrits de ce génie féminin pour évoquer avec passion, fureur et frénésie, cette âme lumineuse, humaine, sacrifiée sur l’autel de la toute puissance masculine. La souffrance de la sculptrice est palpable. Les gestes sont saccadés, violents, répétitifs. Le regard est hagard, perdu. Pris au piège de cette expérience intense, éreintante, parfois hystérique, on ressort partagé entre fascination et doute … A tenter !…
L’espace est confiné, réduit. Sur la scène bornée de tissu noir tendu, sur lequel des dessins, des études sont accrochés, un bureau recouvert de papiers, une bougie, des chaises en bois abimées, des morceaux de tissus rouge carmin, des bassines, des seaux en métal servent de décor. Installés sur quelques gradins, les spectateurs sont plongés dans le noir. Doucement, lentement, la lumière revient éclairant trois silhouettes distinctes. En retrait, deux hommes, en redingote et frac d’un autre siècle, se tiennent immobiles. Côté cour, une femme, mince, presque maigre, sans âge, se tient droite en nuisette blanche immaculée. Les cheveux détachés, emmêlés, le visage grave, volubile, le regard perçant, hagard, elle semble esseulée, perdue.
Les premiers mots jaillissent avec force, violence. Ils sont porteurs d’amour et d’admiration. Camille est une jeune fille de bonne famille. Passionnée, enthousiaste, exaltée, elle ne vit que pour la glaise qu’elle aime pétrir, que pour le toucher du marbre qu’elle aime ciseler, sculpter. Influençable, éprise de vie et d’art, elle pousse la porte de l’atelier de celui qu’elle admire déjà et qu’elle va bientôt aimer à la folie : Auguste Rodin. Chez l’homme, elle affectionne la force, chez l’artiste l’audace, la nouveauté. Très vite, la belle idylle s’enraye. Camille est possessive, jalouse. Auguste est marié et volage. Rejetée, incomprise, elle s’enferre dans le travail, dans une frénésie incessante. Elle ne quitte plus son atelier. Elle dort peu. Elle s’épuise jusqu’à l’effondrement. Les cheveux hirsutes, les vêtements élimés, couverte de glaise, d’éclats de marbre, elle continue, prise d’une furie créatrice à produire des œuvres intenses, fortes, profondes, puissantes, d’une rare beauté. Soutenue par quelques proches, comme Octave Mirbeau et Eugène Blot, elle sombre inexorablement dans la pauvreté et la folie. Sa famille n’a plus le choix, elle doit la faire interner. Durant 30 ans, elle vivra dans un asile, partagée entre quiétude, hébétude et aliénation.
C’est le processus qui a fait basculer la jeune fille dans la folie que scrute et transcrit l’auteur. Fascinée par les fêlures, les blessures de l’artiste, Christine Farré se jette à corps consentant dans les méandres de cet esprit créatif et furieux. De la jeune fille rangée à la femme bafouée, de l’amoureuse éperdue à Clotho, tous les visages de Camille sont esquissés, sculptés par la comédienne. Elle livre sa propre interprétation de la vie de cette artiste vibrante. Elle dénonce la société corsetée de la fin du XIXe siècle, dominée en tous points par la gent masculine. Véritable furie sur scène, elle vitupère contre les fantômes de son amant, de son frère, elle harangue la foule. Elle fixe les visages de ses yeux exorbités, fous, créant le malaise dans le public. En forçant parfois le trait, Christine Farré émeut et dérange. C’est dans cet excès, cette outrance, que le public décontenancé peut perdre pied. Ereinté, épuisé, charmé, ou totalement déconfit, on ne ressort pas indemne de cette expérience au plus près de la folie, au plus près de Camille Claudel, la femme, le génie féminin… Surprenant, bouleversant !..
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Camille Claudel 1864-1943 de Christine Farré
la Folie Théâtre
6, rue de la Folie-Méricourt
75011 Paris
Jusqu’au 28 novembre 2015
Les vendredis et samedis à 19h30
Durée : 01h15
Avec Jean-Marc Bordja, Nicolas Pignon, Frédéric Goetz, Christine Farré