À l’ombre du colossal pont de Brooklyn, sur un air du Requiem de Gabriel Fauré, un huis-clos familial s’enfonce lentement dans l’enfer du mensonge et de la jalousie. Comme sur un ring, les mots, les gestes, les attitudes, frappent comme des coups de poings. Enfermés dans un espace nu, blanc, abstrait, éclairés par une lumière blafarde, sépulcrale, hommes et femmes s’aiment, s’attirent, se séduisent, se comprennent, s’éloignent, se mentent, se déchirent et se haïssent. En misant sur une scénographie des plus minimalistes, Ivo van Hove transcende les sentiments et les émotions, obligeant ses comédiens, Charles Berling en tête, à se dépasser. Leur jeu est brut, sans fard et sans artifice. Ils n’incarnent pas, ils sont les protagonistes de ce drame banal, inéluctable, intense et magnifié… Fascinant !…
L’immersion est totale. A peine passé les portes des Ateliers Berthier, le public est placé dans une sorte d’arène. Au centre trône un immense parallélépipède, véritable monolithe noir. Les lumières s’éteignent progressivement. Les premières notes du Requiem de Fauré envahissent l’espace. Lentement l’étonnant bloc aux parois lisses, opaques, aux arrêtes acérées, s’ouvre. Le sol est blanc, immaculé. Résonne alors la lancinante musique de gouttes d’eau s’écrasant sur le sol. Deux hommes se lavent après une dure journée de labeur sur les docks new-yorkais. Ils ont l’air éreintés, épuisés, leurs corps musculeux abîmés. Leurs mouvements sont lents. Ils échangent peu de mots… Pourtant, une intimité, une amitié singulière les unit, celle des forçats étrangers ayant dû se battre « sang et eau » pour obtenir leur naturalisation, pour vivre le rêve américain.
Le plus jeune de ces vieux briscards, c’est Eddie Carbone (impressionnant Charles Berling). Immigré d’origine italienne, il est une figure du quartier de Brooklyn. Homme honnête, droit, bosseur, il se tue à la tâche pour offrir à sa femme Béatrice (bouleversante Caroline Proust) et à la nièce de celle-ci, Catherine (rayonnante Pauline Cheviller) qu’il élève comme sa fille, une vie douce, sans privation. Ce sont des gens simples, sans besoins particuliers, sans fantaisie. Leurs vêtements sont gris, sombres, tout comme leur états d’âmes. Erodée par la dureté de l’existence, la passion du couple s’est muée depuis longtemps en un amour sans flamme, teinté de respect. Seule, la jeune Catherine apporte fraîcheur, futilité et lumière à leur quotidien.
Dès les premiers gestes, les premiers mots échangés, on pressent le drame à venir. Le lien qui unit l’oncle et la nièce est hors-norme, les deux refusant d’admettre que Catherine n’est plus une enfant, mais une très belle jeune femme. Eddie, homme du peuple, homme brut, sans finesse, sans subtilité, ne s’aperçoit pas que, sans le vouloir, sans le savoir, il ne l’aime plus vraiment comme « sa » fille, que le sentiment est plus profond. A peine sortie de l’adolescence, elle ne se rend pas compte de son étonnant pouvoir de séduction. Elle joue encore à la petite fille qu’elle n’est plus, caressant, cajolant son oncle, sans y voir du mal, sans voir le plaisir malsain auquel elle s’adonne. Seule, la lucide Béatrice perçoit l’imminence de la tragédie, mais, éprise de son mari, prête à tout lui pardonner, elle est bien impuissante à enrayer l’infernale mécanique
L’arrivée de deux cousins clandestins, le taiseux Marco (ténébreux Laurent Papot) et le flamboyant Rodolfo (Nicolas Avinée), va précipiter la funeste issue. Rodolfo, sans attache, venu découvrir le rêve américain, plait à Catherine et inversement. Cet amour naissant est une marque au fer rouge pour Eddie. Ne comprenant rien des sentiments qui s’agitent en lui, il s’enfonce dans la jalousie, la haine. L’homme de bien, l’homme honnête, disparaît peu à peu, laissant place à l’homme trouble, violent, fou. Incapable de contrôler ses instincts mortifères, sa possessivité excessive, incestueuse, il devient l’opposé de lui-même et de ses conviction, un être vil à l’honneur trouble.
Pris au piège de l’impeccable et implacable scénographie d’Ivo Van Hove, le spectateur, à l’instar de l’avocat Alfieri (épatant Alain Fromager), ne peut être que le témoin privilégié et forcé de ce drame funeste. En plaçant la scène au cœur des gradins, le metteur en scène donne à la pièce d’Arthur Miller des accents de tragédie grecque, sombre, violente, âpre. L’absence de décor, à l’exception du monolithe noir, véritable cage exacerbant les émotions, les mouvements de ces hommes devenus fauves, et la lumière froide tombant des cimaises, subliment le jeu des comédiens. Charles Berling, tout en retenue, fébrilité et fragilité, intériorise les démons de son personnage qui, au fil de la pièce, marquent son visage, imprègnent ses mouvements, ses gestes. L’homme intègre devient, sous ses traits, une bête sauvage, un animal blessé, un abruti magnifique, incapable de voir l’effroyable vérité qui le ronge, un rustre vibrant d’une étonnante et sublime humanité. Caroline Proust insuffle à cette femme bafouée, une clairvoyance et une belle profondeur. Ses silences, ses non-dits, ses attitudes ont une force, une violence surprenante qui dépasse celle de ses mots. Pauline Cheviller est incandescente, troublante. Elle donne à Catherine une intensité fabuleuse qui fait chavirer les cœurs. Alain Fromager est un narrateur envoûtant qui entraîne le public avec sensibilité au cœur de cette histoire sans retour. Laurent Papot est parfait en homme fier dont l’honneur est la seule richesse. Il incarne un Marco tout en puissance et ombre. En Rodolfo, Nicolas Avinée est un peu en retrait. Son jeu délicat manque parfois de charisme et de verve.
Emporté dans le tourbillon sombre de cette tragédie humaine, universelle, « scotché » par cette incroyable mise en scène, le spectateur est subjugué par l’étonnante simplicité de ce spectacle. Sans subterfuge, sans fard, Ivo Van Hove esquisse un monde de doute, de souffrance, une humanité blessée, sublimée. Il magnifie l’atrocité d’un drame ordinaire, obligeant le public à retenir son souffle jusqu’à la scène finale, d’une rare beauté… Captivant !… Jubilatoire !…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Vu du pont d’Arthur Miller
Ateliers Berthier – Théâtre de l’Odéon
1 Rue André Suares
75017 Paris
du mardi au samedi 20h et le dimanche 15h
Durée 1h55
mise en scène Ivo van Hove
avec Nicolas Avinée, Charles Berling, Pierre Berriau, Frédéric Borie, Pauline Cheviller, Alain Fromager, Laurent Papot, Caroline Proust
traduction française Daniel Loayza
dramaturgie Bart van den Eynde
décor et lumière Jan Versweyveld
costumes An D’Huys
son Tom Gibbons
Crédit photos © Thierry Depagne