Un vent nouveau s’est levé sur l’institution tricentenaire. Armée d’instruments de musique, la jeune garde de la Comédie-Française investit le Studio-Théâtre et fait monter les décibels dans la maison de Molière. En s’inspirant d’un épisode d’anthologie de l’histoire de la musique contemporaine – la création du mythique Like a rolling stone de Bob Dylan – , Marie Rémond et Sébastien Pouderoux créent l’événement et font vibrer, pour notre plus grand plaisir, les cordes des guitares électriques et les touches poussiéreuses d’un vieil orgue. Un pur moment de Rock !…
La scène du Studio-Théâtre est méconnaissable. Une batterie et un orgue en arrière-plan, des guitares électriques et acoustiques posées de-ci de-là, un piano côté jardin, donnent l’impression d’être dans un studio d’enregistrement. Des casques, des micros, des paquets de chips, des bouteilles d’alcool et de sodas, des cendriers et des amplis complètent ce bordélique décor. On est en juin 1965 au Studio A de Columbia Records. Un jeune guitariste, l’air hirsute et candide du jeune premier, chemise bariolée ouverte sur un poitrail d’adolescent, perfecto et lunettes noires, fait son entrée. C’est Al Kooper (étonnant et lumineux Christophe Montenez). En aparté, il nous raconte son parcours. Jeune musicien souhaitant intégrer un groupe de rock, il est venu assister à l’enregistrement de la prochaine chanson de Bob Dylan. Invité par Tom Wilson (tonitruant Gilles David), producteur de l’artiste, il se glisse sur la scène, espérant participer activement et musicalement aux répétitions. Il est vite rejoint par les autres musiciens : le pianiste classique Paul Griffin (hébété et irritable Hugues Duchêne), le batteur Bobby Gregg (flegmatique Gabriel Tur), et le bassiste Mike Bloomfield (rayonnant et impressionnant Stéphane Varupenne), improvisé bras droit de Dylan. Aucun ne connaît vraiment les autres. Tout semble s’être décidé à la dernière minute. Un caprice de l’artiste ?… Personne ne le sait.
Puis, la silhouette longiligne, les épaules rentrées, lunettes noires vissées sur le nez, le génie apparaît (mutique et impressionnant Sébastien Pouderoux). Il est lunaire. Limite autiste, il refuse de communiquer avec les autres. Seuls, des souffles de notes sortant de son harmonica se font entendre. Ce sont ces messages codés que l’ingénieux Bloomfield doit interpréter pour donner les directives du grand homme aux autres. Cela donne des dialogues savoureux et absolument jubilatoires, à la limite du quiproquo. Tout semble aléatoire et incertain. La partition semble indéterminée, les schémas du titre non définis, le texte de cette chanson fleuve (6 minutes : un record pour l’époque !) n’est pas achevé, son sujet reste obscur. Autant dire que l’atmosphère dans le studio d’enregistrement est apocalyptique, l’enregistrement compromis. Une coupure de courant va plonger le studio dans le noir le plus complet, et interrompre la séance. Tous les ingrédients d’un naufrage annoncé sont réunis. Et pourtant, cette journée chaude et moite de juin 1965 va chambouler à jamais l’histoire de la musique contemporaine, en donnant jour à « THE » chanson.
Témoins fictifs et à retardement de cet événement majeur, on a l’impression de vivre ce moment étrange qu’est l’acte créatif, dans sa complexité, dans ses accidents, dans ses doutes et dans ses tâtonnements. On sent à quel point l’ensemble est fragile et la frontière entre le désastre et le prodige est mince. Le pire des capharnaüms peut, sans savoir exactement pourquoi, devenir un pur chef-d’œuvre. C’est cette magie étrange et électrique qu’ont su capter, avec intelligence et virtuosité, Marie Rémond et Sébastien Pouderoux. Bien que l’espace soit réduit et encombré, la mise en scène, extraordinairement fluide et rythmée, se nourrit de l’énergie déployée par ce « boys band » bluffant. En s’attachant à des détails de la petite histoire, les deux acolytes signent une pièce drôle et émouvante, qui touche au cœur.
Le moment est intense. La salle vibre à l’unisson des comédiens. Une troublante osmose se crée. Un temps, on pense avoir quitté Paris, les rives de la Seine, et être à New-York, au bord de l’Hudson, confiné dans ce studio A de Columbia Records, tant tout semble réél et authentique.
Comme une pierre qui … roule, on est emporté dans le sillage de ces comédiens terriblement vivants. Evitant le mime et la pâle copie, Sébastien Pouderoux est un double surdoué de l’artiste. Il est sidérant quand il répond au pauvre Al Kooper qui lui présente une chansonnette mièvre aux piètres rimes, par un de ses textes fleuves où le mots s’enchaînent, trébuchent, se cognent et s’envolent en des phrases à la musicalité poétique. Stéphane Varupenne illumine le plateau de sa prestance, de sa verve et de son ton décalé. Gabriel Tur et Hugues Duchêne sont des compagnons de jeu parfaits. Gilles David, doyen de cette troupe, excelle en producteur au bord de la crise de nerf, au langage de charretier, à deux doigts de se faire licencier. Sans la présence de Christophe Montenez, le tableau ne serait peut-être pas si réussi, tant il insuffle à l’ensemble une candeur, une fraîcheur et une pureté sidérante. L’instant est tout simplement fantastique…
Un seul mot : Bravo !…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Comme une pierre qui roule… de Marie Rémond & Sébastien Pouderoux
Studio Théâtre – Comédie Française
99, rue de Rivoli
75001 Paris
jusqu’au 25 octobre 2015
du mercredi au dimanche à 18h30
durée 1h10
D’après le livre de Greil Marcus
Adaptation & mise en scène Marie Rémond & Sébastien Pouderoux
avec Gilles David, Stéphane Varupenne, Sébastien Pouderoux, Christophe Montenez, Gabriel Tur & Hugues Duchêne
Crédit photos © Simon Gosselin