Dans un décor d’un blanc immaculé aux allures de salle d’attente aseptisée, clinique, douze éclopés de la vie se croisent et se mêlent dans un ballet âpre, rude et angoissé. Loin de verser dans le misérabilisme et le voyeurisme, Dea Loher, qui fait son entrée au répertoire de la Comédie Française par la grande porte – la salle Richelieu – , signe un texte, grinçant parfois, douloureux souvent, drôle à l’occasion, mais plein de tendresse et d’empathie sur la souffrance de notre monde moderne. Portée par des comédiens hors pairs – Danièle Lebrun et Cécile Brune en tête – , la pièce Innocence, mise en scène par le talentueux québécois Denis Marleau, interroge avec finesse et intelligence sur l’état de nos sociétés occidentales où l’humain a du mal à trouver sa place. Séduit on l’est assurément par ce travail d’orfèvre, même si quelques longueurs et pesanteurs gâchent un peu notre plaisir…
L’argument : Fadoul et Elisio travaillent clandestinement dans le port d’une grande ville d’Europe. Un jour, alors qu’ils voient une femme se noyer dans la mer, ils ne font rien pour la sauver. La mauvaise conscience les ronge. Lorsque Fadoul découvre un sac rempli d’argent, c’est pour lui un signe de Dieu, et, pour se racheter, il entreprend d’aider Absolue, une jeune aveugle qui danse nue dans les bars. Elisio quant à lui rencontre Frau Habersatt, une femme seule,,, prête à tout pour qu’on lui accorde un peu d’attention. C’est avec elle qu’il va voir l’employé de la morgue, en quête de l’identité de la noyée. Il découvre alors que la femme de ce dernier, Rosa, est le sosie de la morte. La mère de Rosa, ancienne communiste souffrant de diabète, exaspère sa famille en s’inventant une vie militante fantasque. Entre ces histoires parallèles, qui finissent par s’entremêler, surgissent des personnages qui font des paris sur le sens de la vie et les risques de la mort. Pendant ce temps, Ella, philosophe vieillissante, soliloque sur la non-fiabilité du monde, sur ce qui détermine véritablement le destin des hommes.
La critique : L’atmosphère est sombre, inquiétante. Les murs tendus de draps blancs immaculés, rêches diffusent des images d’eaux saumâtres, grises, déchaînées. L’action se situe dans une ville portuaire européenne. Sur les docks, deux travailleurs clandestins, Elisio (troublant et émouvant Nâzim Boudjenah) et Fadoul (hypnotique Bakary Sangaré) regarde au loin, le large, comme une promesse d’une vie meilleure à laquelle il n’ose rêver. Devant eux, une femme à la chevelure rousse flamboyante, s’avance dans la mer glacée. Elle se débat face à l’élément inhumain qui l’englouti. Pétrifiés, interdits nos deux compères sont partagés entre la volonté farouche de se porter à son secours et la peur viscérale d’être découverts et renvoyés dans leur pays. Impuissants, immobiles, ils assistent rongés de remords et de culpabilité à la mort de cette inconnue dont le corps flotte, esquissé sur les draps rugueux qui délimitent la scène.
Le ton est donné dur et obscur. Dans cette cité froide et monochrome, la solitude et l’individualisme cohabitent réduisant à néant compassion et humanité. L’approche semble ardue, la tragédie presque installée. C’est sans compter le talent romanesque et empathique de la dramaturge allemande, Dea Loher, qui fait ici une entrée remarquée et fracassante au répertoire de la Comédie Française -c’est la première fois qu’un auteur allemand contemporain y inscrit son nom de son vivant après ceux illustres de Molière ou Racine. Loin d’aimer les écritures fluides et convenues, elle aime déconstruire, découdre, pour mieux réinventer les histoires de ses protagonistes. Tous différents, tous sur scène en attendant de s’exprimer, témoins muets et indifférents aux aventures des autres, enfermés, isolés face à leur terne existence attendant l’ultime délivrance, ils errent dans les rues désertes et tristes de cette ville imaginaire bordée par une mer grise et glaciale. Le sort est jeté. Ces êtres ont une part à jouer dans l’engrenage de la vie. Leurs destins vont se croiser et s’entremêler avec violence et malice.
L’aridité de ce texte prolixe est contrebalancée par l’humour noir de la dramaturge et par la verve et le talent des comédiens du Français. Afin d’alléger la tension palpable, anxiogène et morbide de la pièce, l’auteur a su greffer avec ingéniosité des scènes absurdes et cocasses délicieusement drôles. Ainsi le gendre croquemort (Sébastien Pouderoux parfaitement neurasthénique) de Frau Zucker, ex passionaria communiste (fabuleuse et gouailleuse Danièle Lebrun), devenue diabétique par excès de sucre et belle mère mythomane et tyrannique, fait la collection macabre des urnes mortuaires non réclamées. Quant à Ella (fascinante et délirante Cécile Brune), la philosophe vieillissante qui soliloque sur La Non-Fiabilité du monde, livre qu’elle a écrit, brutalise de façon compulsive et répétitif son mari muet.
Au fur et à mesure, que l’on s’enfonce dans les dédales de l’œuvre dense de Dea Loher, les portraits de nos douze protagonistes se font plus précis, plus incisifs, plus émouvants, plus vivants. Derrière la mort, derrière les doutes, derrière l’incapacité d’aimer, c’est la vie qui est célébrée. Toutes les histoires n’ont certes pas la même intensité, il n’en reste pas moins qu’on s’attache aux différents personnages. Comment ne pas être charmer par la délicieuse Absolue (Georgia Scalliet sublimement émouvante), strip-teaseuse aveugle, ou bouleversé par cette femme en quête de tendresse, Frau Haberstatt (Claude Mathieu deléctablement égarée), qui s’invente des liens de parenté avec des meurtriers afin d’exister, etc.
Cette mise en abîme du quotidien est parfaitement scénographiée par le talentueux Québécois Denis Marleau, et sa comparse vidéaste Stéphanie Jasmin. Membres fondateurs de la compagnie UBU, ont leur doit aussi la magnifique exposition sur Jean-Paul Gaultier, qui signe ici les costumes, qui donne un peu de chaleur et de couleur à la froideur de ce port nordique. Les dessins animés de Félix Dufour-Laperrière qui rythment les scènes, apportent un peu de chaleur et d’onirisme à ce texte âpre.
Folie, deuil, argent et culpabilité mènent nos protagonistes dans une danse infernale qui les entraîne inexorablement vers la fameuse tour des suicidés qui avale jour après jour les tristes âmes errantes de ce monde froid et inhospitalier. L’humanité viscérale qui les habitent, ainsi que les liens qui vont se forger entre ces êtres différents et semblables, vont rompre à jamais cette cadence diabolique. Compassion et rédemption les sauveront du vide.
Innocence fait partie de ses pièces qu’il est difficile d’appréhender mais qui laisse une trace indélébile dans nos esprits. En nous amenant à réfléchir sur la condition humaine et notamment celles des blessés, des handicapés de la vie, elle ouvre le champ de nos consciences… intelligent, fascinant.
Innocence de Dea Loher
salle Richelieu à la Comédie Française jusqu’au 1er juillet 2015.
Mise en scène et scénographie de Denis Marleau
Collaboration artistique et conception vidéo de Stéphanie Jasmin
Costumes de Jean Paul Gaultier
Lumières de Marie-Christine Soma
Diffusion et montage vidéo de Pierre Laniel
Musique originale et son de Jérôme Minière
Dessins d’animation de Félix Dufour-Laperrière
Traduction et dramaturgie de Laurent Muhleisen
Maquillages de Carole Anquetil
avec Claude Mathieu, Catherine Sauval, Cécile Brune, Bakary Sangaré, Gilles David, Georgia Scalliet, Nâzim Boudjenah, Danièle Lebrun, Louis Arene, Pierre Hancisse, Sébastien Pouderoux et Pauline Méreuze