En modernisant et en actualisant le propos de cette pièce très peu connue et rarement jouée, Emmanuel Demarcy-Mota redonne vie à cette fable sociale ayant pour toile de fond une critique acerbe de nos sociétés dominées par les banques et la finance. La mise en scène délirante et le décor amovible hallucinant viennent souligner avec esthétisme et élégance le jeu remarquable de la troupe de comédiens du théâtre de la Ville. En un mot… Épatant.
Devant une toile sombre, légèrement transparente, laissant entrevoir les ombres d’un décor chaotique de meubles à la renverse, une jeune femme blonde, tailleur Chanel, lunettes de soleil « bling bing » disserte sur la dette, son importance, son intérêt, son absolue nécessité pour le bon fonctionnement du système financier et bancaire. Cette entrée en matière didactique, préambule essentiel, permet, une fois le rideau levé, d’entrer dans le vif du sujet : le quotidien de Mercardet (Serge Maggiani) et de sa famille aux prises avec ses créanciers de plus en plus pressants. Disons le tout net, dans son habit gris de trader des temps modernes, l’homme est un sympathique spéculateur.
Dans un bel appartement bourgeois, clinquant, entièrement doré, il vit dans une opulence d’apparence, uniquement garantie par des emprunts. Il fait illusion, bien qu’au bord du gouffre et de la faillite. Alors que la précarité menace les siens, il reste à l’affût de la bonne affaire, de la prochaine entourloupe qui le sortira du marasme financier où il se trouve. Alors que sa ruse favorite – l’annonce du retour de Godeau, son associé, ayant fait fortune aux Indes – semble éculée, il tente un dernier coup de poker avec le destin : le mariage de sa fille (Sandra Faure) unique avec un millionnaire récemment débarqué en ville.
Les obstacles sont nombreux, mais le malicieux et roublard spéculateur, aidé des conseils fort avisés de sa femme (Valérie Dashwood), va employer tous les moyens pour les éviter. Sa vertueuse et cultivée fille n’est point jolie ….peu importe elle sera se tenir en société. Elle est amoureuse d’un jeune homme pauvre, le trop gentil Minard (Jauris Cassanova), fils naturel de son associé… Et alors, il en veut à son argent, elle n’en a plus l’affaire est close…
Illusions, chausse-trappes, trompe-l’œil, fausses promesses et autres faux semblants servent ainsi de ressort comique à cette fable sociale délicieusement cynique. Si le sujet – La dette – ne prête pas forcément à rire, le texte, écrit par Balzac en 1848, est résolument moderne.
En faisant le portrait peu flatteur et sarcastique de la bourgeoisie d’affaire de son siècle, il dépeint avec une acuité étonnante, presque déconcertante, notre époque, où la question de dette est au cœur des débats politiques et où le monde est aux mains d’un système financier et bancaire sans scrupule se servant de la crédulité des gens pour toujours plus de profit. Si Mercardet n’a rien d’une oie blanche, ses créanciers sont aussi voraces que des vautours prêts à se repaitre de la dépouille de leur ancien « ami ». En jouant de ce contraste et grâce à une mise en scène pop rock, Emmanuel Demarcy-Mota donne de la vigueur et de l’éclat à ce texte presque oublié, vieux de 167 ans. Le directeur du théâtre de la Ville, en virtuose des mots et des mouvements scéniques, réussit l’exploit de rehausser l’œuvre originale. Pour cela, il s’appuie sur des dialogues ciselés. Les échanges sont vifs, parfois acides et crus. Les bons mots fussent et font mouche. Le texte est comme une gourmandise raffinée, il se déguste avec délice. Pour casser le rythme, un poil redondant de la pièce, le metteur en scène s’est mis au goût du jour en appliquant les bases de la comédie musicale. Ainsi à l’unisson, les comédiens entonnent régulièrement Money des Pink Floyd et Money, money, money de Abba. Si l’idée est réjouissante, elle accentue l’unique défaut du texte original : les effets de manches répétitifs, les rebondissements attendus et l’intrigue cousue de fil blanc.
Pour donner du corps au spectacle et soutenir le propos de la pièce, le décor est entièrement modulable. Le plateau en bois doré s’incline mettant comédiens et mobiliers dans des positions peu confortables voire instables. Ce jeu demandant une certaine agilité pour tenir en équilibre est à l’image de la richesse vacillante de la famille Mercardet. Au delà de l’aspect esthétique d’un tel procédé, les mouvements du décor rythme intelligemment la pièce et le jeu des comédiens.
La troupe du Théâtre de la Ville est particulièrement à l’aise dans ce registre. Elle pétille, elle brille, elle épate. Les comédiens sont à l’unisson, déployant avec beaucoup de malice une énergie débordante. Si Serge Maggiani est absolument magnifique dans le rôle de Mercardet, Valerie Dashwood et Sandra Faure sont fabuleuses. Elles donnent à leurs personnages le petit grain de folie qui les rend irrésistibles. Joris Cassanova, quant à lui se délecte à jouer les amoureux benêts.
Dans cette course infernale à l’argent, où le cynisme frôle l’inconscience et l’arnaque l’innocence, une joyeuse euphorie gagne la salle, séduite par ce petit bijou théâtral… Une seule chose à faire, donc, foncez attendre Godeau – toute ressemblance avec un autre personnage de fiction est fortuite – au théâtre des Abbesses… vous serez charmés.
Olivier Frégaville-Gratian-Gratian d’Amore
Le Faiseur de Balzac
par Emmanuel Demarcy-Mota
Théâtre des Abbesses
Jusqu’au 11 avril
mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota
assistant à la mise en scène : Christophe Lemaire
scénographie & lumières d’Yves Collet
musique de Jefferson Lembeye
costumes de Corinne Baudelot
maquillage de Catherine Nicolas
accessoires de Clémentine Aguettant
avec la troupe du Théâtre de la Ville : Serge Maggiani, Valérie Dashwood, Sandra Faure, Jauris Casanova, Philippe Demarle, Sarah Karbasnikoff, Gérald Maillet, Charles-Roger Bour, Walter N’Guyen, Stéphane Krähenbühl, Pascal Vuillemot, Gaëlle Guillou, Céline Carrère
avec la troupe du Théâtre de la Ville : Serge Maggiani, Valérie Dashwood, Sandra Faure, Jauris Casanova, Philippe Demarle, Sarah Karbasnikoff, Gérald Maillet, Charles-Roger Bour, Walter N’Guyen, Stéphane Krähenbühl, Pascal Vuillemot, Gaëlle Guillou, Céline Carrère assistant à la mise en scène Christophe Lemaire
scénographie et lumières Yves Collet
musique Jefferson Lembeye
collaboration artistique François Regnault
production Théâtre de la Ville-Paris
Crédit photo © Jean Louis Fernandez