En mettant au goût du jour l’une des rares comédies de William Shakespeare, Mélanie Leray passe à travers les chausse-trappes, évite contre-sens et clichés, et réussit ce pari audacieux grâce à une mise en scène moderne et féministe. Toutefois, le cabotinage excessif de sa comédienne principale grippe cette machine bien huilée que le talent des autres comédiens n’arrive pas tout à fait à faire oublier… dommage.
Le ton est donné dès les premières minutes. La Mégère apprivoisée, mise en scène par Mélanie Leray, est clairement une dénonciation du machisme et un manifeste pour l’égalité des sexes. Les lumières à peine éteintes, la Reine Vierge apparaît, toute en armure, prête à mener ses hommes à la guerre. Solide et combattante, elle se dresse face à son armée qu’elle harangue d’un discours aux accents autoritaires de monarque. Si ce choix judicieux replace la pièce de William Shakespeare dans son contexte historique, il permet aussi d’affirmer qu’en toute situation, la femme est l’égale de l’homme. D’ailleurs, bien qu’il s’agisse d’une comédie, La Mégère apprivoisée cache, derrière une apparente légèreté, voire un semblant de futilité, une interrogation sur la place des femmes dans la société du XVIe siècle, dominée par les hommes. Qu’en est-il de nos jours ? C’est cette question qui a guidé les choix artistiques et d’adaptation de la metteuse en scène, ancienne élève de l’école du Théâtre National de Bretagne.
Trêve d’introduction… Le rideau se lève sur le hall d’un casino dans le pur style « Las Vegasien » des années 70. Ainsi plongé dans un monde de luxe « tape-à-l’œil », d’argent facile, et de clinquant, le spectateur est immédiatement confronté au second thème de la pièce de William Shakespeare : le lien étroit entre pouvoir et argent. Après l’éblouissement provoqué par ce décor « nouveau riche » et vulgaire, la mise en scène « rock and roll » et déjantée de Mélanie Leray esquisse, en contre-pied du texte original, un « brin » misogyne, un portrait « trash » de la condition des femmes. Cette mise en abîme entre l’intention première du dramaturge anglais et le regard contemporain de la metteuse en scène, est renforcée par la nouvelle traduction du texte par Delphine Lemonnier-Texier, mais aussi par un jeu de miroirs, dû à un dispositif vidéo qui projette sur grand écran l’intime des deux femmes, filmées au plus près, sans fard.
Pour renforcer encore cette volonté de Mélanie Leray de s’éloigner du texte original et d’en détourner le sens premier, les comédiens accentuent, parfois de façon abusive, les traits caricaturaux de leur personnage. Ainsi, Peter Bonke incarne un fascinant Baptista qui rappelle plus le chef mafieux ou le proxénète, que le père de famille protecteur et inquiet quant à l’avenir de ses filles. Yuval Rozman interprète, avec éloquence et une certaine perversité, un Lucien qui, sous couvert de l’amoureux transi, n’a qu’une envie : cueillir la trop fraîche et naïve Bianca (Clara Ponsot). Quant à Vincent Winterhalter, son jeu cabotin captive, séduit, et fait de Petruccio un truculent chasseur de dot. Machiste jusqu’au bout des ongles, il n’en est que plus attirant. Malheureusement, ses effets de manches, sont trop souvent atténués et perdent de leur sel par le jeu maladroit et excessif de sa partenaire, Laetitia Dosch, qui joue Catherine, la fameuse mégère. Malgré ses efforts, la jeune comédienne, pas toujours à son avantage, a bien du mal à répondre aux assauts d’un acteur particulièrement en verve et dont le sex-appeal ne cesse de croître, atteignant son paroxysme dans la nudité de l’acte conjugal, plus proche du viol que de l’amour charnel.
Ainsi, par ses partis-pris audacieux et intelligents, par le choix judicieux de ses comédiens, Mélanie Leray a bien su retranscrire la violence faite aux femmes dans une société qui reste profondément sexiste, mais elle achoppe malheureusement sur la partie la plus délicate de la pièce : montrer le pouvoir des femmes et l’égalité féminine/masculine, et ce, malgré la sublime tirade finale de Catherine…
Ne boudons pas notre plaisir pour autant : la relecture de cette pièce de Shakespeare par une femme ouvre de nouvelles perspectives à un texte trop souvent réduit à son pouvoir comique. La voix « jazzy » de la sublime Ludmilla Dabo réchauffe l’atmosphère, rendue clinique par l’approche froide d’une metteuse en scène au diapason des mouvements féministes. En dénonçant avec force le machisme ambiant, Mélanie Leray réussit à toucher le spectateur et l’invite à une réflexion de fond sur l’état de notre société, et c’est déjà une gageure réussie.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La mégère Apprivoisée de William Shakespeare
Au théâtre de la Ville
2 place du Châtelet
75004 Paris
jusqu’au 20 mars
adaptation et mise en scène de Mélanie Leray
scénographie de David Bersanetti
lumières de Christian Dubet
vidéo de Cyrille Leclercq et de David Bersanetti
costumes de Laure Maheo
son de Jérôme Leray
dramaturgie de Delphine Lemonnier-Texier
avec Peter Bonke (Baptista), Ludmilla Dabo (La Veuve), Laetitia Dosch (Catherine), David Jeanne-Comello (Hortensio), Clara Ponsot (Bianca), Yuval Rozman (Lucien), Jean-Benoît Ugeux (Grumio), Vincent Winterhalter (Petruccio)et Jean-François Wolff (Gremio)