Embarquement immédiat à bord du Nautilus et vers le fond des océans , au Vieux-Colombier !… Tel est l’étonnant pari réussi des comédiens du Français. Entre comédie et théâtre de marionnettes, en adaptant le roman fleuve de Jules Verne, Christian Hecq et sa compagne Valérie Lesort nous invitent à un voyage exploratoire, poétique, drôle et d’un esthétisme époustouflant sur toutes les mers du monde. Grâce à la scénographie sous-marine d’Eric Ruf, la réalité et le monde extérieur, vite oubliés, laissent place à un rêve d’enfant, un songe onirique d’une rare beauté… Enchanté !…
Une coque en métal, deux hublots, ont remplacé l’éternel rideau rouge d’avant-scène. À peine installés, tout est fait pour nous inviter aux rêves, quitter la réalité du quotidien. Les premiers sons laissent envisager un autre monde, loin de la terre ferme. Une voix de femme, grave, belle, se fait entendre. C’est celle de la narratrice, fabuleuse Cécile Brune. Nous sommes à la fin des années 1860. Un monstre aquatique rapide, phosphorescent et de forme allongée, terrorise les mers. Responsable de plusieurs naufrages, il est la hantise des compagnies maritimes. A bord de l’Abraham-Lincoln, bateau de guerre increvable de l’armée américaine, le Professeur Aronnax (affable et rêveur Nicolas Lormeau) et son fidèle serviteur, Conseil (ébaudi et balourd Jérémy Lopez), partent en chasse de l’étrange créature. Lors de la confrontation, le navire est endommagé, le scientifique, son valet et un maître harponneur (bourru Christian Gonon) passent par dessus bord. Le noir se fait.
La lumière revenue, on découvre nos trois protagonistes allongés sur le sol, se réveillant lentement. Ils sont dans un lieu étrange tout de ferrailles et de boulons. Pour réchauffer l’atmosphère, une sorte de Chesterfield au cuir vieilli trône au centre de la pièce. Alors commence pour eux une quête exploratoire dans ce monde fait de cliquetis, de bruits de moteur qui les mènera des îles Marquises aux mers australes. Emettant hypothèses sur conjectures, ils sont interrompus par un étrange personnage. Veste d’officier de la marine impeccable, galons apparents, l’homme est bien sombre, inquiétant. C’est le Capitaine Nemo (taciturne et tonitruant Christian Hecq). L’ambiance est glaciale. Aucun mot ne sera échangé, laissant nos trois compères dans l’expectative. Les explications viendront plus tard.
Endormis à leur insu, un immense hublot dévoile un univers inconnu peuplé d’animaux étranges, de poissons variés, colorés. Est-on dans leur rêve ou est-on en train d’explorer les fonds marins ? L’effet est hallucinant. Sous nos yeux émerveillés, l’âme d’enfant retrouvée, c’est un ballet aquatique magique et féérique qui se joue. En véritable virtuose des marionnettes, Christian Hecq a su recréer, avec Valérie Lesort, un véritable bestiaire sous-marin dans l’espace confiné du Théâtre du Vieux Colombier. Le plus extraordinaire est que l’impression de réalité est prégnante. A aucun moment, on n’imagine que tout cela n’est que du théâtre, tant l’effet est bluffant.
Devant notre regard incrédule, certains poissons évoluent en bancs gracieux, d’autres se lancent dans une étonnante et amusante pantomime, des méduses fluorescentes dansent et virevoltent avec grâce; enfin la gueule garnie de dents acérées, le sourire carnassier, un curieux monstre à écailles joue les terreurs des mers. Petit à petit, un étrange jeu de séduction s’instaure entre ces bêtes de tissus, de plastique, et le public. Sous le charme de ces étonnantes créatures, séduit par autant de maestria, la salle vibre à l’unisson. Les « oooh » et les « aaah » enthousiastes, les petits cris de frayeur et les rires légers unissent les spectateurs. Enfants, parents, homme du peuple ou personnage public ne font plus qu’un, tous emportés par ce spectacle onirique, cette invitation au rêve. Le coup de grâce est, sans conteste, l’attaque du poulpe géant aux tentacules envahissants, vivants, qui pénètrent le Nautilus par tous les pores, avant de le laisser exsangue.
Adapté au théâtre, le roman d’aventures de Jules Verne était une gageure qu’ont su relever avec beaucoup d’humilité et de talent les comédiens du Français. Après des heures et des heures d’entraînement, sous la férule de Christian Hecq, ils sont devenus des virtuoses de la manipulation de marionnettes, faisant virevolter et nager ces étonnants animaux aquatiques aux mille couleurs. Etrangement statiques, ils prennent vie sous nos yeux. Imaginée par Eric Ruf, la scénographie, très « 19e siècle futuriste », est du bel effet et nous emporte un peu plus dans ce songe éveillé, effrayant et poétique.
Les mirettes en admiration devant cette prouesse technique d’un esthétisme fascinant, on en oublierait presque le texte. Il a fallu couper, trancher dans le vif pour pouvoir mettre en scène un 20 000 lieues sous les mers concis, compréhensible. La rythmique a été accélérée, l’aventure transformée en farce fantastique, drôle et légère, le propos réduit, les scènes resserrées, simplifiées. Une impression de perte de substance du roman se fait parfois sentir, mais heureusement, la voix envoûtante de Cécile Brune, véritable fil d’Ariane, permet le passage d’un chapitre à l’autre et évite l’écueil.
Véritable poisson dans les eaux troubles qui entourent la personnalité du Capitaine Nemo, Christian Hecq a su trouver la gestuelle et les postures adéquates pour en faire une sorte de pitre sombre et froid qui a en dégoût l’humanité. Avare de mots, l’homme blessé est cinglant, tonitruant, émouvant. Face à lui, Louis Arène, grimé, méconnaissable, incarne un Flippos – le second du capitaine – maladif, pataud, drôle à son insu et singulièrement lumineux. Elliot Jenicot s’amuse en endossant le rôle du sauvage. Nicolas Lormeau compose un scientifique rêveur et totalement en dehors du quotidien. Christian Gonon est parfait en mâle marin dont l’unique obsession est de s’évader de cette prison de fer sous-marine. Jérémy Lopez est plus en retrait dans le rôle du serviteur pétochard. Il s’essaye au burlesque avec plus ou moins de bonheur.
De ce rêve d’enfant, on a bien du mal à s’extraire. On resterait bien encore un moment à bord du célèbre engin pour explorer ces fonds marins, de toute beauté. Si on peut regretter une dramaturgie et une profondeur un peu trop tenues, on ne boude pas son plaisir. On sort émerveillé par ce spectacle singulier et fantastique…
Pour cette nouvelle saison, la Maison de Molière innove et expérimente, se révélant plus vivante que jamais … 20 000 lieues sous les mers est un parfait exemple de ce renouveau attrayant… Bravo !…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
20 000 mille lieues sous les mers de Jules Verne
Théâtre de la Porte Saint-Martin
18 boulevard Saint-Martin
75010 Paris.
Du 10 mai au 23 juillet 2023.
Du mardi au vendredi à 20h, dimanche 16h.
Théâtre du Vieux Colombier – Comédie Française
21 Rue du Vieux Colombier
75006 Paris
Jusqu’au 8 novembre 2015 à 20H30 sauf le mardi à 19h
durée 1h35
Adaptation et mise en scène : Christian Hecq et Valérie Lesort
Avec à la Porte Saint-Martin, Avec Mikaël Fau, Laurent Natrella, Rodolphe Poulain, Eric Prat, Pauline Tricot, Eric Verdin et la voix de Cécile Brune.
Avec à la création au Français, Christian Gonon, Christian Hecq , Nicolas Lormeau, Jérémy Lopez, Elliot Jenicot, Louis Arène & la voix de Cécile Brune
Scénographie et costumes : Éric Ruf
Lumières : Pascal Laajili
Son : Dominique Bataille
Création des marionnettes : Carole Allemand et Valérie Lesort
Assistante à la scénographie : Delphine Sainte-Marie
Assistante aux costumes : Siegrid Petit-Imbert
Fabrication des marionnettes : Carole Allemand, Sophie Coeffic, Laurent Huet, Valérie Lesort, Sébastien Puech
Leds et fibres optiques : François Cerf
Conseil à la manipulation des marionnettes : Sami Adjali
Fabrication du décor : Atelier François Devineau
Crédit photos © Brigitte Enguerand