Tiago Rodrigues © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage
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Tiago Rodrigues, d’une Hécube à l’autre 

En répétition à la Comédie-Française, le metteur en scène à la tête du Festival d’Avignon s'apprête à investir la Carrière de Boulbon pour faire résonner au présent la pièce d'Euripide.

Tiago Rodrigues : Il y a six ans, Éric Ruf a évoqué son envie de m’inviter à faire une création à la Comédie-Française. Cela m’intéressait mais je n’avais pas de projets en tête. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises, puis, j’ai été nommé à la tête du festival d’Avignon, ce qui a quelque peu bouleversé nos plannings respectifs. En tout cas, petit à petit, une idée a commencé à germer d’autant que j’avais très envie de travailler avec Elsa Lepoivre. C’est ce désir précis, qui était au cœur de nos discussions. Je voulais écrire une histoire autour d’elle. N’ayant que peu de matière, avec l’accord d’Éric, j’ai pris le temps de me familiariser avec son jeu, sa présence scénique, avec la troupe aussi.

Je marche au coup de cœur. Je suis donc venu régulièrement au Français. C’est comme cela que j’ai découvert des artistes qui m’ont touché, qui ont nourri le projet au fur et mesure, comme Séphora Pondi, Élissa Alloula, Denis Podalydès, Eric Génovèse, Loïc Corbery et Gaël Kamilindi. Et comme je ne voulais pas créer un spectacle l’année de mon arrivée à Avignon, cela a encore retardé la création. En réfléchissant, je trouvais intéressant que ma première création en tant que directeur se fasse la deuxième année du festival et que ce soit avec la Comédie Française. Cela racontait quelque chose. Tout ceci a donc pris du temps, un temps qui m’a aussi permis de maturer mon sujet, né d’une rencontre faite lorsque je répétais Dans la mesure de l’impossible à la Comédie de Genève. 

Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues, photo de répétitions © Christophe Raynaud de Lage, Coll. Comédie-Française
Répétitions de Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues © Christophe Raynaud de Lage, Coll. Comédie-Française

Tiago Rodrigues : En 2022, un scandale de maltraitance d’enfants autistes a été révélé et a pas mal secoué la société genevoise. Une des comédiennes de Dans la mesure de l’impossible était la mère de l’un de ces enfants. Quand je l’observais chaque jour au plateau, je me disais qu’il devait être dément de jouer une dans une pièce de théâtre présentant des résonnances aussi fortes avec ta vie. On connaît tous ces histoires d’acteurs ou d’actrices qui, alors qu’ils interprètent sur scène un personnage en deuil, perdent l’un des membres de leur famille. Dans ces allers-retours entre fiction et réalité, je trouvais intéressant à explorer cette question particulière : à quel point le théâtre peut encore changer nos vies, même si c’est d’une façon infime ? 

Tiago Rodrigues : Sur la notion de justice. Quand le scandale a éclaté, certains parents, dont la comédienne, ont porté plainte, ce qui a déclenché une procédure judiciaire et une enquête. Je me suis donc intéressé à cette femme qui se bat pour son enfant et qui, en parallèle, répète au théâtre alors qu’elle vit une tragédie personnelle. Cela m’a fait penser à Hécube, qui est par excellence le mythe de la mère en colère, prête à tout pour rendre justice à son dernier fils assassiné. Il y a là la possibilité d’une coïncidence entre vécu et fiction, entre la pièce d’Euripide et la réalité. J’en ai discuté avec Elsa pour savoir si elle pourrait être intéressée par ce type de rôle.

Dès que j’ai senti son intérêt, j’ai commencé à écrire. Ensuite, est venue la composition de la distribution, en tout sept comédiennes et comédiens. Une fois que la troupe était réunie, j’avais tous les éléments pour tisser les liens entre les différentes histoires que je voulais porter à la scène. En décembre et en février dernier, nous avons commencé à répéter quelques scènes, à explorer quelques postes. J’ai pu affiner le texte, de le changer parfois. En fait, j’ai besoin de sentir le plateau pour écrire. Cela me permet d’être au plus près du récit, de l’action, de l’émotion. 

Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues, photo de répétitions © Christophe Raynaud de Lage, Coll. Comédie-Française
Répétitions de Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues © Christophe Raynaud de Lage, Coll. Comédie-Française

Tiago Rodrigues : Je pense qu’il y a énormément de stratégies poétiques de comment dialoguer avec les mythes. Adapter écrire, c’est partir d’une œuvre pour aller vers une autre tout en gardant une essence, une idée. Cette fois-ci, ce que je fais, c’est plutôt écrire à côté du texte d’Euripide. Je le cite souvent, certaines scènes de la pièce sont jouées, mais c’est une autre histoire que je raconte. C’est assez proche, je dirais, de ce que j’avais fait avec le roman de Flaubert, Madame Bovary. J’utilise des extraits, je m’inspire de l’œuvre originale pour raconter autre chose.

Je me sers de la tragédie grecque, je discute avec elle pour voir ce qu’elle peut m’offrir en limpidité et lucidité. Il y a dans les tragédies antiques une poésie qui dit tant des dérives du monde actuel. La plaidoirie d’Hécube face à Agamemnon est d’une clarté qui contraste tellement avec les imbroglios technocratiques et bureaucratiques des procédures judiciaires modernes. 

Tiago Rodrigues : Le travail est encore en cours, mais disons que lors des premières séances de travail, nous nous sommes apprivoisés. Je venais muni de quelques pages de texte avec lesquelles ils pouvaient s’amuser librement. C’est vraiment comme des jouets que l’on offre à des enfants, avec lesquels ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Cela permet de chercher ensemble, de trouver le ton, les mots les plus justes, ceux qui ont le plus de sens. C’est des moments très forts, où l’on sent le plaisir qu’ils ont à discuter sur leur métier, sur ce qu’ils ont envie de donner comme intention à leur personnage, sans pour autant jouer encore vraiment. En fait, on imagine le spectacle que l’on pourrait faire.

Cela stimule la créativité. Chacun est à l’écoute de l’autre. Cela nourrit tout mon processus artistique, mon écriture et m’offre des pistes dramatiques que je n’avais pas forcément imaginées. Ce travail collectif est extrêmement précieux. La pièce, telle qu’elle sera présentée à Avignon, s’est construite comme un roman épistolaire. J’écris le matin en portugais, dans la foulée Thomas Resendes traduit, on répète, on essaie des choses. Et le lendemain on recommence. Cela ressemble à un échange amoureux, une correspondance où chacun écoute l’autre, prend soin de l’autre. 

Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues, photo de répétitions © Christophe Raynaud de Lage, Coll. Comédie-Française
Répétitions de Hécube, pas Hécube de Tiago Rodrigues © Christophe Raynaud de Lage, Coll. Comédie-Française

Tiago Rodrigues : Comme avec les autres comédiens. La seule différence, c’est que c’est la première fois que je travaille avec une équipe que je ne connais pas du tout. J’ai évidemment eu l’occasion d’échanger avec eux, mais jamais je ne les ai dirigés. C’est quelque chose de très nouveau pour moi. Il faut tout remettre à plat, s’apprivoiser, trouver un vocabulaire commun, une façon de travailler qui nous corresponde à tous. J’appréhendais un peu, mais finalement, cinq minutes après la première répétition, c’était comme si tout était évident, comme si nous nous connaissions de longue date.

L’équipe est habituée à accueillir des metteurs en scène visiteurs et à avoir une espèce d’ouverture totale vers les propositions que l’on peut leur faire. Et surtout, ils se connaissent tellement que tout va très vite. Je donne une intention, une note, tous s’accordent à l’unisson. C’est vraiment un exemple de l’intérêt d’une troupe. Voilà pourquoi un ensemble de théâtre comme la Comédie-Française doit exister. 

Tiago Rodrigues : C’est un lieu que j’affectionne tout particulièrement. J’ai une vraie passion pour ce décor naturel. C’est pour cette raison, malgré le coût de fonctionnement que cela entraîne, que j’ai eu l’envie de rouvrir, l’an dernier, ce site incroyable. Par ailleurs, cela affirme une volonté, une ambition, une liberté de création dont les artistes ont besoin aujourd’hui. Le festival d’Avignon est un lieu de création, un lien de prise de risque, qu’il est nécessaire de rappeler. La Carrière du Boulbon, comme la Cour d’Honneur du Palais des Papes, correspond à cette appétence, cette force.

Ensuite, en tant que directeur, je ne voulais pas créer dans la Cour. J’ai eu la chance de le faire juste avant d’être nommé, je laisse donc ce privilège à d’autres artistes. Mais en invitant la Comédie Française, cela oblige à avoir une grande jauge. Même si j’affectionne tout particulièrement les Pénitents blancs ou les Carmes — fermés cette année pour raison de sécurité —, la Carrière Boulbon était l’endroit le plus approprié pour accueillir le flux de spectateurs.

Carrière de Boulbon © Festival d'Avignon - Alexandre Quentin
La Carrière de Boulbon © Alexandre Quentin/Festival d’Avignon

Et puis l’été dernier, l’équipe de la Comédie-Française est tombée amoureuse de cet espace unique. Alors le choix a été une évidence. Par ailleurs, c’est un très beau point de départ d’une belle tournée, qui débutera en Grèce à Épidaure les 26 et 27 juillet puis poursuivra sa route la saison prochaine, en Slovaquie, en Serbie, en Roumanie, en Slovénie, en Turquie, en Espagne, au Portugal, en Belgique, avant de terminer sa tournée salle Richelieu du 28 mai au 25 juillet 2025.

Tiago Rodrigues : Nous poursuivons ce que nous avions entamé l’an passé, autour de la langue anglaise. Avec toute l’équipe, nous sommes allés chercher de nouvelles esthétiques, de nouvelles écritures en Amérique du Sud. Nous avons essayé d’aller un peu plus loin que lors de l’édition précédente afin d’essayer de montrer ce qu’aujourd’hui peut-être le Festival d’Avignon.

D’un côté, nous renouons avec quelques grands noms qui ont fait la renommée de cette manifestation unique, comme Krzysztof Warlikowski ou Angélica Liddell, mais aussi avec des artistes connus et reconnus qui ne sont jamais venus comme La Ribot. Après nous avons souhaité aussi mettre en lumière des découvertes, comme Carolina Bianchi et Rébecca Chaillon, l’an passé. Ainsi, cette année, un peu plus de la moitié des artistes viennent pour la première fois au festival. Ce qui nous guide, c’est l’idée de faire d’Avignon un festival où l’on trouve ce qu’on aime déjà, ce qui est essentiel, mais aussi ce que l’on aurait pu découvrir ailleurs, ceux qui pourraient devenir des acteurs essentiels de l’art vivant de demain.

Par ailleurs, et c’est important, cette édition 2024 est encore plus riche en création, avec 80 % des spectacles qui auront leur première à Avignon. Ainsi, on affirme cette idée de prise de risque et d’accompagnement des artistes au moment où ils ont le plus besoin de soutien. Après, en ce qui concerne la langue espagnole, nous avons fait un travail beaucoup plus complet, beaucoup plus riche que sur la précédente édition. On apprend à le faire de mieux en mieux. Il y a plus de spectacles liés à la langue espagnole, mais il y a aussi, plus de diversité de pays représentés, plus d’écrivains mis à l’Honneur comme Enrique Vila-Matas, Paul B. Preciado ou l’activiste Maria Galindo.

En parallèle de cela, j’ai souhaité aussi mettre l’accent sur la transmission, notamment avec le projet « Première fois » et le projet « Transmission impossible ». Dans ce cadre, Mathilde Monnier va coordonner cinquante jeunes artistes français et internationaux. L’objectif est de leur permettre de rencontrer les artistes du programme et travailler avec eux lors de laboratoires, qui pourront donner lieu à des représentations publiques. J’ai hâte d’écrire cette nouvelle aventure.


Hécube pas Hécube de Tiago Rodrigues d’après l’œuvre d’Euripide
Festival d’Avignon
Carrière de Boulbon
13150 Boulbon
Du 30 juin au 16 juillet 2024
Durée 2h 

mise en scène de Tiago Rodrigues
Avec les interprètes de la Comédie-Française : Éric Génovèse, Denis Podalydès, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Gaël Kamilindi, Élissa Alloula, Séphora Pondi 
Traduction de Thomas Resendes 
Scénographie de Fernando Ribeiro 
Costumes de José António Tenente 
Lumière de Rui Monteiro 
Musique et son de Pedro Costa 
Collaboration artistique – Sophie Bricaire

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