Lorraine de Sagazan © Daniele Molajoli
Lorraine de Sagazan © Daniele Molajoli
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Lorraine de Sagazan, questions de justice 

Au CDN de Rouen-Normandie, la metteuse en scène répète Léviathan, pièce qui interroge le système judiciaire, ses dérives et ses alternatives, et marquera sa première participation au Festival d’Avignon. 

Devant l’Espace Marc-Sangnier de Mont-Saint-Aignan, à quelques encablures de la gare de Rouen, le marché hebdomadaire anime le cœur de la cité. Les discussions vont bon train, les clients marchandent, les commerçants alpaguent les passants, le brouhaha défie la grisaille. À l’intérieur du théâtre, l’ambiance, à l’inverse, est au calme. C’est l’heure de la pause. Dans les coulisses, interprètes et techniciens échangent quelques mots. Chacun vaque à ses occupations. Dans la salle, Lorraine de Sagazan, son assistant Antoine Hirel, l’auteur Guillaume Poix ainsi que Claire Gondrexon, Lucas Lelièvre et Jérémie Bernaert, les créateurs lumières, son et vidéo, règlent ensemble les derniers détails avant que reprennent les répétitions de l’après-midi. La dernière fois que nous croisions la metteuse en scène, c’était à Rome. Elle venait de s’installer à la Villa Médicis afin de creuser un sujet qui lui tenait à cœur : la justice transformatrice.

Léviathan de Guillaume poix, mise en scène de Lorraine de Sagazan - Photo de Répétition © Simon Gosselin
Photo de répétition © Simon Gosselin

« Juste avant le premier confinementavec Guillaume [Poix], nous étions en pleine adaptation du Décalogue de Krzysztof Kieślowski, puis tout s’est arrêté brutalement, explique la trentenaire. Il y a eu comme une rupture en nous, et tout particulièrement dans notre manière de travailler, de vouloir faire du théâtre. Alors que nous montions et adaptions plutôt des œuvres classiques, nous avons eu envie de changer de protocole, d’aller à la rencontre des gens. Nous avons donc demandé aux théâtres qui nous accompagnaient s’ils accepteraient de nous mettre en relation avec leur public afin de comprendre comment la crise que nous traversions les affectait. Ce qui nous intéressait c’était de faire émerger les problématiques de nos sociétés contemporaines. Assez vite, deux thématiques ont émergé : l’absence de prise en charge de la mort dans un pays comme la France d’une part, et les manquements de notre institution judiciaire de l’autre, laquelle échoue à générer auprès des justiciables un sentiment, précisément, de justice. » En 2021, la première de ces deux pistes aboutissait à la création d’Un Sacre, un spectacle en forme de fête cathartique, une véritable réussite. À la suite, Léviathan naît de l’envie d’interroger le système pénal contemporain. « L’entreprise était assez fastidieuse et complexe, c’est donc avec le projet d’en creuser tous les méandres que j’ai candidaté à la Villa Médicis », complète-t-elle.

Dans les premiers temps, l’artiste s’intéresse au système pénal, à son organisation, à ses dysfonctionnements et à la question de la punition. Puis, rapidement, elle décide de se concentrer sur une procédure très particulière et expéditive : la comparution immédiate. « J’ai été frappée par la rapidité de la mise en accusation, commente-t-elle. En moins de vingt minutes, le prévenu, car ce sont plus souvent des hommes, est jugé. Les délits sont mineurs, mais quand on regarde les statistiques, les peines sont en revanche majeures, généralement des peines de prison ferme. Par ailleurs, et c’est symptomatique, ici, la victime est le plus souvent absente. C’est directement devant le procureur que la cause est plaidée. Cela m’a beaucoup questionnée. C’est comme si finalement on considérait que ce n’était pas la victime qui demandait justice. Alors que pour moi, c’est une évidence que c’est la blessure qui a besoin d’être réparée, et non le code pénal. Avec l’équipe, car c’est vraiment un travail de troupe, nous avons choisi de questionner les dysfonctionnements de notre système judiciaire et de chercher, en parallèle, quelles alternatives étaient possibles. »

Léviathan de Guillaume poix, mise en scène de Lorraine de Sagazan - Photo de Répétition © Simon Gosselin
Photo de répétition © Simon Gosselin

Le décor imaginé par Anouk Maugein invite à la rêverie, déplace le regard. Bien que tous les éléments rappellent une salle d’audience d’un tribunal correctionnel — balance de la justice, bancs des accusés, des victimes, etc. — l’ensemble fait plutôt penser à une tente de bédouins ou au vaisseau d’une église gothique faite de tissu. « Avec Anouknous nous sommes inspirées des audiences foraines, qui existent en droit français quand il n’est pas possible de rendre justice dans un tribunal et que l’administration juridique va directement au-devant des justiciables, souligne la metteuse en scène. Certes, cela ne se passe pas sous un chapiteau, mais on trouvait intéressant de travailler sur le contre-espace, c’est-à-dire que le théâtre ne soit pas dans un rapport réaliste où on redouble le réel, mais au contraire d’ouvrir vers un ailleurs fictionnel. L’idée aussi était de faire en sorte que l’espace scénique prenne vie, que cette toile rose qui enveloppe la scène, agisse comme la membrane d’un organe. Et puis, il nous semblait important que la connotation religieuse soit palpable, notamment parce qu’une partie du droit français résulte du droit canonique. Nous voulions aussi qu’au-delà de la dimension plastique, la scénographie ait une dimension écologique : pas de structure en dur, des accessoires issus du recyclage et au sol de la fibre de coco. »

Léviathan de Guillaume poix, mise en scène de Lorraine de Sagazan - Photo de Répétition © Simon Gosselin
Photo de répétition © Simon Gosselin

La pause touche à sa fin. Les comédiens et comédiennes se préparent, s’équipent de micro et viennent habiter le plateau. Vêtus pour la plupart de robes d’avocat, certains vocalisent, d’autres répètent leurs mouvements en accéléré. Debout, en salle, Lorraine de Sagazan observe, donne ses dernières recommandations. Masqué, chacun prend sa place, prêt à se glisser dans son rôle. « C’est la première fois que je travaille avec des masques, remarque la metteuse en scène. Puisque je ne souhaitais pas mimer le réel, que je voulais une distanciation, cette approche m’a semblé avoir du sens. » Sur scène, le moment est solennel. Un homme, un SDF, accusé de s’être emporté après avoir perdu son téléphone dans une structure d’accueil, fait face à une juge. À côté de lui, son avocate tente de le rassurer, l’enjoint à répondre de manière concise, de ne surtout pas montrer ses émotions, car « cela énerve tout le monde ».

Il faut dire que dans des audiences qui s’enchaînent à une rapidité vertigineuse, personne n’a le temps de respirer. Pas le moment de penser, pas le moment de faire de l’humain. « La comparution immédiate est un système totalement inepte. Tout le monde le dit : les magistrats, les avocats. En nous immergeant tous au cœur de cette 23e chambre, en prenant le temps de rencontrer toutes les parties prenantes, nous nous en sommes rendu compte. Tous les récits qui irriguent le spectacle sont tirés de situations réelles que Guillaume a réécrites et que nous avons ensuite travaillées avec les comédiens en improvisation ainsi qu’avec Agathe Charnet et Julien Vella, mes deux dramaturges. »

Léviathan de Guillaume poix, mise en scène de Lorraine de Sagazan - Photo de Répétition © Simon Gosselin
Photo de répétition © Simon Gosselin

Enchaînant les allers-retours entre la salle et la scène, Lorraine de Sagazan a besoin d’être au plus près de l’action. Elle replace tel ou tel interprète, souffle ses notes à l’oreille de chacun. Le processus créatif est un travail au long cours. « C’est un vrai travail de recherche que nous menons. Ce n’est pas une pièce dont le texte serait écrit à l’avance et que l’on affinerait à travers des filages successifs. Chaque jour, nous modifions la matière, chaque jour nous construisons quelque chose, quitte à le détruire le lendemain pour essayer autre chose. Et puis, depuis Un Sacre, j’ai ce désir d’hybridation des arts, que les spectacles que je monte aient une réelle dimension plastique, plus composite, pour que cela échappe à l’idée de la compréhension immédiate et totale. Avignon permet une prise de risque, et j’ai envie de saisir cette insécurité, certes relative, d’être dans une forme théâtrale à la marge. Cela est possible parce que je suis entourée d’une équipe artistique et technique fidèle. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de donner des pistes de réflexions, pas des solutions. »

Quand vient le temps de s’échapper, nous quittons la salle sur la pointe des pieds. Sur les planches, assise à sa table de juge, Victoria Quesnel chantonne ses répliques : poursuivant sa quête de fable, la metteuse en scène convoque tous les théâtres, et notamment la comédie musicale. Les portes se referment, la voix se tait. Le rêve est terminé et la réalité revient au galop. Il faudra attendre Avignon pour découvrir l’intégralité de cette œuvre singulière, mais dont les bribes dévoilées nous ont indéniablement mis l’eau à la bouche. 


Léviathan de Guillaume Poix avec la collaboration de Lorraine de Sagazan
Avant-premières au CDN de Normandie Rouen
du 18 au 20 juin 2024

Festival d’Avignon
Gymnase du Lycée Aubanel
14 rue Palaphernerie
84000 Avignon
du 15 au 21 juillet 2024
Durée 2h30

Conception et mise en scène de Lorraine de Sagazan assisté d’Antoine Hirel
Avec Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Eric Verdin
Dramaturgie d’Agathe Charnet & Julien Vella 
Chorégraphie d’Anna Chirescu
Musique de Pierre-Yves Macé   
Son de Lucas Lelièvre assisté de Camille Vitté 
Scénographie d’Anouk Maugein assistée de Valentine Lê
Lumière de Claire Gondrexon assistée d’Amandine Robert
Costumes d’Anna Carraud assistée de Marnie Langlois & Mirabelle Perot
Vidéo de Jérémie Bernaert
Mise en espace cheval – Thomas Chaussebourg
Masques de Loïc Nebreda
Perruques de Mityl Brimeur
Travail vocal – Juliette de Massy

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